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RIPALDA. LA SUBSTANCE SURNATURELLE


Présentée sous cette forme, l’objection n’embarrasse guère Ripalda. Est-il bien sûr, commence-t-il par demander, que la substance surnaturelle serait nécessairement bienheureuse ? La perfection propre aux dons infus est-elle incompatible avec une période d'épreuve plus ou moins longue où l’on souffrirait des misères de la vie présente ? D’une part l'état de grâce est distinct de l'état de gloire ; par ailleurs la grâce sanctifiante n'épuise pas à elle seule, à beaucoup près, la notion de surnaturel. Rien n’empêche, par exemple, de concevoir un esprit à qui appartiendrait en propre la vertu de foi ou la vertu d’espérance, mais non la charité ou un pouvoir de connaître équivalent au lumen gloriæ. Il prendrait place parmi les substances surnaturelles sans posséder en partage originellement le bonheur immuable du ciel. Pourquoi, en effet, n’y aurait-il pas une hiérarchie d’essences dans l’ordre de la grâce, comme il y en a une dans l’ordre de la nature ? Certaines seraient d’emblée capables d’exercer l’acte de foi, d’autres l’acte de charité, d’autres enfin l’acte de vision intuitive ; mais une même différence générique les séparerait toutes radicalement de n’importe quelle autre perfection créée. Ibid., sect. v, n. 20.

Par ces explications, peut-être Ripalda coupe-t-il court à la seconde difficulté soulevée contre lui, au moins dans la mesure précise où il est permis de la considérer comme distincte de la précédente. Si le concept de substance surnaturelle n’implique pas de soi la béatitude, au moins n’est-ce pas de ce chef qu’il s’oppose à la doctrine révélée. Mais, est-il besoin de le dire, cette solution accessoire n’apporte aucune lumière sur le point central du débat. Qu’elle ait pour opération spécifique l’acte de foi ou l’acte de contemplation béatifique, la substance surnaturelle ne s’en trouve ni plus ni moins réalisable, puisque les vertus théologiques ne sont pas plus proches de l’ordre normal de création que le lumen gloriæ. En effet, ce que communément l’on prétend supérieur aux exigences essentielles de tout esprit fini, ce n’est pas tant l’acte même de la vision intuitive que le degré de perfection physique requis pour le produire ou pour le mériter. Le mérite devant être à hauteur de la récompense, pour mériter un bonheur divin, il faut être divinisé. Or, les vertus infuses de foi et d’espérance sont destinées par essence à faire agir de manière profitable au salut, à acheminer vers la gloire du ciel et à en rendre digne au moins de congruo. Elles ne peuvent donc remplir ce rôle que si la qualité de leur être équivaut à celle de la faculté dont l’activité nous béatifiera plus tard. Dès lors, pourquoi seraient-elles plus communieables à une intelligence créée que la faculté de voir face à face l’essence divine ? Peu importe par suite au présent problème que la substance surnaturelle possède en propre la foi ou le lumen gloriæ.

Il n’y aurait guère plus d’intérêt à analyser les pages suivantes du De ente supernaturali. où Ripalda, après avoir montré qu’il n’y a aucun lien nécessaire entre l’idée de béatitude et celle de substance surnaturelle, s’applique à prouver que rien ne s’oppose à ce qu’un esprit fini se trouve d’emblée et par nature en possession de sa fin dernière. La première partie de sa démonstration consiste en une étude de textes de saint Augustin. Il s'étonne, à juste titre, qu’on ait osé invoquer son autorité ou celle d’autres Pères de l'Église en cette controverse. La tradition primitive ne s’est jamais occupée que des créatures existantes. Tout au plus a-t-elle parfois dénié à tout être contingent, réel ou possible, la faculté de se béatifier par lui-même, assurant que, seule, la possession de Dieu suffisait à rendre vraiment heureux. Elle n’a jamais songé à contester qu’une intelligence pût être produite, pour qui la jouissance de l'Être infini fût en même temps un droit et un fait. Ibid., sect. vi, n. 25.

Quant aux arguments de raison que Ripalda discute ensuite, nous n’avons que faire de nous y arrêter. Le plus important, qui tend à établir l’impossibilité d’une exigence connaturelle de la béatitude par l’impossibilité d’une exigence de la vision intuitive, a déjà retenu notre attention. Au moins avons-nous indiqué précédemment comment il a été utilisé par Ripalda. A vouloir en examiner plus à fond le fort et le faible, nous sortirions de notre sujet.

3. Esprit créé et impeccabilité.

De même rien ne nous oblige à étudier en détail la manière dont Ripalda cherche à nous persuader successivement que la substance surnaturelle ne serait pas nécessairement impeccable et qu’il n’y aurait d’ailleurs aucun inconvénient majeur à ce qu’elle le fût. Contentons-nous de relever brièvement dans les six sections qu’il consacre à ce sujet quelques idées et procédés d’argumentation.

Avec une érudition très compétente, il expose d’abord les arguments scripturaires, patristiques et spéculatifs que lui opposent ses adversaires : les thomistes, Vasquez, Suarez, quibus, communi consensu, avoue-t-il, videntur accessisse omnium theologorum sufjragia. Ibid., sect. vii, n. 38. L’autorité des condamnations portées contre sa doctrine est évidemment considérable ; il ne fait pas difficulté à en convenir, n. 39, n. 58, sans toutefois s’en émouvoir outre mesure. Quant à la démonstration rationnelle qui corrobore la preuve de tradition, il ne la trouve pas suffisamment convaincante.

L’impeccabilité, remarque-t-il tout d’abord, n’est pas une conséquence inévitable de la présence de la grâce. Ici-bas, par exemple, les dons infus n’empêchent pas de commettre des fautes graves et ils sont compatibles avec la souillure du péché véniel. Sans doute, dans l’exercice de son activité la plus parfaite, dans la vision intuitive, le surnaturel confère l’impeccabilité ; mais, comme Ripalda l’a noté à propos de la béatitude, il n’est pas défendu de concevoir une substance n’ayant droit à y participer que dans une moindre mesure. Si le seul habilus de la foi était connaturel à cette substance, elle pourrait offenser Dieu sans déchoir de sa perfection propre. Rien mieux, prétend-il, même si la grâce sanctifiante constituait l’un de ses avantages normaux et à supposer de plus que la grâce ne pût en aucun cas coexister avec le péché, il serait encore possible de se représenter une substance surnaturelle qui se révolterait contre Dieu, sans perdre pour cela ses propriétés originelles. Mais, pour le prouver, il faut quitter le domaine de la réalité pour celui de l’hypothèse. Il n’y aurait, à son avis, aucune impossibilité métaphysique à distinguer les fonctions spécifiques du surnaturel de celles de la grâce sanctifiante.

Rien n’empêche, par exemple, d’appeler surnaturel le principe des vertus et des actes dont la perfection physique égale celle de la foi ou de l’espérance infuses ou même, si l’on veut, de la vision intuitive. Ainsi compris, le surnaturel se concevrait comme un degré très élevé d’intelligence et de volonté, approchant le plus près possible des puissances divines de connaître et d’aimer, mais tout aussi compatible avec la présence du péché que n’importe quelle autre nature spirituelle. La substance surnaturelle, en tant que telle, ne s’anéantirait pas plus en violant la loi morale que ne s’anéantit une âme ou un pur esprit en commettant une faute grave. Par contre, la grâce sanctifiante serait par définition la qualité qui répugne au péché, l’origine et l’essence même de la sainteté. Dans cette hypothèse, elle se présenterait à la manière d’un principe physique susceptible de remplir des fonctions assez diverses, suivant le sujet à qui elle est conférée. Dans le Christ, la grâce sanctifie l’humanité sans y détruire aucun péché et sans y être, à proprement parler, l’origine des puissances et opérations surnaturelles, celles-ci ayant déjà