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RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, CRITIQUE


M. Bergson fait suivre ces considérations essentielles de brèves remarques sur le problème du mal et la survie. Il observe que la souffrance physique est due bien souvent « à l’imprudence et à l’imprévoyance, ou à des goûts trop raffinés, ou à des besoins artificiels », p. 279, que la souffrance morale souvent amenée par notre faute ne serait « pas aussi aiguë si nous n’avions surexcité notre sensibilité au point de la rendre morbide », ibid., que l’humanité dans son ensemble juge la vie bonne, puisqu’elle y tient et qu’il y a la joie suprême du mystique. Quant à la survie, à la preuve fournie par ses ouvrages précédents de l’indépendance de l'âme par rapport au corps, surtout à propos de ia mémoire, il ajoute ce fait de la participation de l’essence divine par les mystiques, pour aboutir non pas simplement à ce sujet, au peut-être ? de L' évolution créatrice mais à « une probabilité capable de se transformer en certitude. » P. 284.

Critique.

Presque tous les recenseurs du livre

sur Les deux sources de la morale et de la religion y ont vu une des œuvres les plus marquantes de ce temps. Ils y ont loué à peu près unanimement la puissance de la synthèse, la finesse des analyses, un style qui suit admirablement le mouvement même de la vie intérieure.

Nous, chrétiens, devons être reconnaissants à M. Bergson du témoignage qu’il a apporté à la transcendance de notre religion en y montrant le type de la religion supérieure et dynamique, différente par nature des religions statiques, en élevant ses grands mystiques bien au-dessus de ceux de la Grèce ou de l’Inde, en proclamant Jésus comme le seul maître ayant pleinement vécu la vie mystique, en montrant dans la justice et la charité évangélique le seul vrai remède à nos maux (ceci dans le dernier chapitre). Le dédain de certains philosophes pour le christianisme, du moins pour le christianisme historique, fait ressortir l’heureuse originalité à cet égard de l’auteur des Deux sources.

1. Objections injustifiées.

Il faut en plus de la reconnaissance de ce mérite éminent écarter des objections injustifiées.

a) M. Bergson n’est pas panthéiste. Depuis une lettre écrite par lui au P. de Tonquédec, le 12 juin 191 1 (voir Éludes, 20 février 1912, p. 515) on ne pouvait plus en douter puisqu’il y disait : « Les considérations exposées dans mon Essai sur les données immédiates aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté ; celles de Matière et mémoire font toucher du doigt, je l’espère, la réalité de l’esprit ; celles de L'évolution créatrice présentent la création comme un fait : de tout cela se dégage nettement l’idée d’un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie, et dont l’effort de création se continue, du côté de la vie, par l'évolution des espèces et par la constitution des personnalités humaines. De tout cela se dégage, par conséquent, la réfutation du monisme et du panthéisme en général. Mais pour préciser encore plus ces conclusions et en dire davantage, il faudrait aborder des problèmes d’un tout autre genre, les problèmes moraux… » Or, c’est précisément dans Les deux sources que ces problèmes sont abordés et nous y lisons sur la nature de Dieu les précisions suivantes : Ce que le mysticisme dit clairement « c’est que l’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu Lui-même ( c’est le Deus carilas est de saint Jean |. A cette indication s’attachera le philosophe qui lient Dieu pour une personne et qui ne veut pourtant pas donner dans un grossier aulhropomorphisme ». P. 270. (Le contexte montre clairement que ce philosophe n’est autre que M. Bergson lui-même.) Un peu plus loin, une autre déclaration rend le menuson nettement « personnaliste d : « Des êtres ont été appelés à l’existence qui

étaient destinés à aimer et à être aimés, l'énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers et c’est pourquoi l’univers a surgi. » P. 276. On a objecté que telle ou telle phrase trahirait le panthéisme latent de M. Bergson, phrase qu’on citait d’ailleurs en la détachant de son contexte. Voici un des passages allégués dans ce sens. « A nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. » On a conclu de ces derniers mots que Bergson identifiait Dieu avec l'élan vital, c’est-à-dire le confondait avec le monde lui-même. Or rien n’indique une telle identification dans tout le reste du livre et de plus, c’est M. Bergson lui-même qui nous l’a dit, si, dans la phrase incriminée, signifie puisque et non pas à moins que.

En somme, s’il doit y avoir en Dieu quelque chose ( qui lui permette d’agir sur notre durée, // n’est pas dans notre durée. (Parole de M. Bergson à l’auteur.)

b) M. Bergson n’est pas subjectiviste. On a déduit ce prétendu subjectivisme du fait qu’il a constamment recours à l’expérience. Mais, s’il y a en effet une théorie de l’expérience religieuse qui est du subjectivisme pur (voir ici l’art. Expérience religieuse, t. v, col. 17861868), il est une autre espèce et une autre doctrine de l’expérience religieuse qui est de tradition catholique certaine et constante. « Les personnes divines, écrit saint Thomas, en imprimant en quelque sorte leur sceau sur nos âmes y laissent certains dons… Il en résulte que cette connaissance est, d’une certaine façon, expérimentale. Jpsge personse divinse quadam sui sigillatione in animabus noslris relinquunt quædam dona… Unde cognitio ista est quasi experimentalis. » In ium Sent., dist. XIV, q. xi, a. 2, ad 2um. Bemarquez que les dons du Saint-Esprit dont parle saint Thomas ne sont pas le privilège des seuls mystiques, mais la grâce même de la confirmation, que normalement tous les chrétiens doivent recevoir. « C’est un fait, dit Jean de Saint-Thomas, un très pur thomiste, qu’on trouve souvent cette connaissance mystique et affective chez des hommes simples et sans culture qui, cependant, ont un sens parfait des réalités spirituelles. Cette connaissance n’est donc pas fondée sur l'étude et la métaphysique discursive, mais sur l’expérience. Constat etiam multolies inveniri istam mysticam et afjectivam eognitionem in hominibus simplieibus et idiotis qui tamen oplime senliunt de spiritualibus : ergo ista cognitio non fundatur in studio, et quasi metaphysico diseursu, sed in experienlia. Opéra, éd. Vives, t. VI, p. 60. Quiconque a lu saint Jean de la Croix sait que le mot expérience est un de ses termes favoris, or Jean de la Croix a été proclamé docteur de l'Église. Quant aux modernes, voici une phrase significative de Scheeben : » La connaissance contemplative et, pour ainsi dire, expérimentale, est si peu identique à la science acquise uniquement par L'étude, qu’elle peut subsister sans elle, bien qu’elle marche ordinairement sous elle. » Handbuch ilrr kalhplischen Dogmatik, t. i, p. 412.

c) On a aussi reproché à M. Bergson un certain biologisme qui ramènerait tout à la vie physique. On a Invoqué en particulier, pour fonder ce reproche, le passage suivant : « Si la société se suffit à elle-même, elle est l’autorité suprême. Mais, si elle n’est qu’une des déterminations de la vie, on conçoit que la vie qui a dû déposer L’espèce humaine en tel ou tel point de son évolution, communique une impulsion nouvelle à des individualités privilégiées qui se seront retrempées en elle pour aider la société à aller plus loin. Il est vrai qu’il aura fallu pousser jusqu’au principe même de la vie. Tout est obscur, si l’on s’en tient à de simples manifestât ions, qu’on les appelle toutes ensem-