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RELIGION. THEORIE DE II. BERGSON, EXPOSE
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origine que M. Bergson part pour construire la métaphysique et prouver tout d’abord l’existence de Dieu.

II rejette les preuves que Platon et Aristote ont données de celle-ci, parce qu’elles se ramènent à des hiérarchies d’idées et que les idées sont d’origine sociale et non transcendante. Pour simplifier et coordonner le travail sur les choses, on les réduit en catégories peu nombreuses, propriétés ou états stables « cueillis le long d’un devenir ». P. 260. Le repos apparent qui intéresse notre action se trouve ainsi élevé au-dessus de la mutabilité, on mesure le mouvement par l'écart entre le point où est le mobile et celui où il devrait être, « la durée devient ainsi une dégradation de l'être, et le temps une privation d'éternité ». Et par là se posent toute une série de faux problèmes.

Reste alors l’expérience mystique. Nous avons déjà vu que chez les grands mystiques elle ne dérive pas des états pathologiques qui peuvent lui être concomitants. Mais de plus, et c’est le point capital dans la question qui nous occupe, « les mystiques chrétiens s’accordent étonnamment entre eux ». Pour atteindre la déification définitive, ils passent par une série d'états. Ces états peuvent varier de mystique à mystique, mais ils se ressemblent beaucoup. En tout cas la route parcourue, à supposer que les stations la jalonnent différemment, aboutit au même terme. Dans les descriptions de l'état définitif on retrouve les mêmes expressions, les mêmes images, les mêmes comparaisons, alors que les auteurs ne se sont généralement pas connus les uns les autres. On réplique qu’ils se sont connus quelquefois et que d’ailleurs il y a une tradition mystique, dont tous les mystiques ont pu subir l’influence. Nous l’accordons, mais il faut remarquer que les grands mystiques se soucient peu de cette tradition : chacun d’eux a son originalité qui n’est pas voulue, qui n’a pas été désirée, mais à laquel le on sent bien qu’il tient essentiellement : elle signifie qu’il est l’objet d’une faveur exceptionnelle encore qu’imméritée. Dira-t-on que la communauté de religion suffit à expliquer la ressemblance, que tous les mystiques chrétiens se sont nourris de l'Évangile, que tous ont reçu le même enseignement théologique ? Ce serait oublier que, si les ressemblances entre les visions s’expliquent en effet par la communauté de religion, ces visions tiennent peu de place dans la vie des grands mystiques ; « elles sont vite dépassées et n’ont à leurs yeux qu’une valeur symbolique ». La communauté de tradition et d’enseignement n’explique donc que les ressemblances extérieures ; mais l’accord profond de ces grands mystiques « est signe d’une identité d’intuition qui s’expliquerait le plus simplement par l’existence réelle de l'Être avec lequel ils se croient en communication. Que sera-ce si l’on considère que les autres mysticismes anciens ou modernes, vont plus ou moins loin, s’arrêtent ici ou là, mais marquent tous la même direction ? » P. 264-265.

A cet accord foncier des expériences il faut joindre la révélation du mysticisme chrétien sur la nature de Dieu : « Cette nature, le philosophe aurait vite fait de la définir, s’il voulait mettre le mysticisme en formule. Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout, l’apport du mysticisme est là. De ce double amour le mystique n’aura jamais fini déparier. Sa description est interminable, parce que la chose à décrire est inexprimable. Mais ce qu’elle dit clairement, c’est que l’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. A cette indication s’attachera le philosophe qui tient Dieu pour une personne, et qui ne veut pourtant pas donner dans un grossier anthropomorphisme. Il pensera, par exemple, à l’enthousiasme qui peut embraser une âme, consumer ce qui s’y trouve et occuper désormais toute la place. La personne coïncide alors avec cette émotion : jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même ; elle est simplifiée, unifiée, intensifiée. Ja mais non plus elle n’a été aussi chargée de pensée, s’il est vrai, comme nous le disions, qu’il y ait deux espèces d'émotions, l’une infra-intellectuelle, qui n’est qu’une agitation consécutive à une représentation, l’autre supra-intellectuelle qui précède l’idée et qui est plus qu’idée, mais qui s'épanouirait en idées si elle voulait, âme toute pure, se donner au corps. » P. 270.

Ce témoignage de l’expérience mystique « ne peut apporter au philosophe la certitude définitive », p. 265, mais elle peut être corroborée par l’expérience sensible et la corroborer à son tour, de telle sorte qu’une addition de probabilités équivaille à la certitude. Or « de fait les conclusions que nous venons de présenter complètent naturellement, quoique non pas nécessairement, celles de nos premiers travaux. Une énergie créatrice qui serait amour et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d'être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l'émotion indivisible qui les a laissé tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste. Cette interpénétration n’a pas été possible sur notre planète : tout porte à croire que la matière qui s’est trouvée ici complémentaire de la vie était peu faite pour en favoriser l'élan. L’impulsion originelle a donc donné des progrès évolutifs divergents, au lieu de se maintenir indivisée jusqu’au bout. Même sur la ligne où l’essentiel de cette impulsion a passé, elle a fini par épuiser son effet, ou plutôt le mouvement s’est converti, rectiligne, en mouvement circulaire. L’humanité, qui est au bout de cette ligne, tourne dans ce cercle. Telle était notre conclusion. Pour la prolonger autrement que par des suppositions arbitraires, nous n’aurions qu'à suivre l’indication du mystique. Le courant vital qui traverse la matière, et qui en est sans doute la raison d'être, nous le prenions simplement pour donné. De l’humanité, qui est au bout de la direction principale, nous ne nous demandions pas si elle avait une autre raison d'être qu’ellemême. Cette double question, l’intuition mystique la pose en y répondant. « Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l'énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers et c’est pourquoi l’univers a surgi. Dans la portion d’univers qu’est notre planète, probablement dans notre système planétaire tout entier, de tels êtres pour se produire ont dû constituer une espèce et cette espèce en nécessita une foule d’autres, qui en furent la préparation, le soutien ou le déchet : ailleurs il n’y a peut-être que des individus radicalement distincts, à supposer qu’ils soient encore multiples, encore mortels ; peut-être aussi ont-ils été réalisés d’un seul coup et pleinement. Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d'être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait, si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d’autres hommes pourront marcher. Ils ont, par là même, indiqué au philosophe d’où venait et où allait la vie ». P. 275-276.