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RELIGION. THEORIE DE H. RERGSON. EXPOSÉ


dans un tout nouvel elTort, ils ont rompu une digue ; un immense courant de vie les a ressaisis ; de leur vitalité accrue s’est dégagée une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaires. Qu’on pense à ce qu’accomplirent dans le domaine de l’action un saint Paul, une sainte Thérèse, une sainte Catherine de Sienne, un saint François, une Jeanne d’Arc, et tant d’autres ! » P. 243.

Ce ne sont pas des malades, car ils sont doués d’une santé mentale exceptionnelle, qui « se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l’impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur ». P. 144. Sans doute on constate chez eux des états anormaux, mais les grands mystiques eux-mêmes neleur accordent qu’une importance secondaire et déclarent qu’ils doivent être dépassés pour atteindre le terme qui est « l’identification de la volonté humaine avec la volonté divine », p. 245, et enfin ils sont très explicables par le bouleversement que produit inévitablement le passage du statique au dynamique et constituent la rançon du mysticisme supérieur et non pas sa cause.

C’est à une union parfaite de volonté avec Dieu qu’ils tendent. Après l’illumination, puis le vide de la nuit obscure, après que l’extase est tombée, et en troisième lieu une phase de préparation finale où l'âme élimine tout ce qui n’est pas « assez pur, assez résistant, assez souple » pour que Diej l’utilise, vient l’union totale et définitive : « Désormais c’est pour l'âme une surabondance de vie. C’est un immense élan. C’est une poussée irrésistible qui la jette dans les plus vastes entreprises. Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu’elle voit grand et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et sa conduite, la guide à travers des complications qu’elle semble ne pas même apercevoir. Une science innée, ou plutôt une innocence acquise, lui suggère ainsi du premier coup la démarche utile, l’acte décisif, le mot sans réplique. L’effort reste pourtant indispensable, et aussi l’endurance et la persévérance. Mais ils viennent tout seuls, ils se déploient d’eux-mêmes dans une âme à la fois agissante et « agie », dont la liberté coïncide avec l’activité divine. Ils représentent une immense dépense d'énergie, mais cette énergie est fournie en même temps que requise, car la surabondance de vitalité qu’elle réclame coule d’une source qui est celle même de la vie. Maintenant les visions sont loin : la divinité ne saurait se manifester au dehors à une âme désormais remplie d’elle. Plus rien qui paraisse distinguer essentiellement un tel homme des hommes parmi lesquels il circule. Lui seul se rend compte d’un changement qui l'élève au rang des adjulores Dei, patients par rapport à Dieu, agents par rapport aux hommes. De cette élévation il ne tire d’ailleurs nul orgueil. Grande est au contraire son humilité. Comment ne serait-il pas humble, alors qu’il a pu constater dans des entretiens silencieux, seul à seul, avec une émotion où son âme se sentait fondre tout entière, ce qu’on pourrait appeler l’humilité divine. » P. 249.

Pour juger les grands mystiques à toute leur valeur, il ne suffit pas de décrire leur étal intime il faut encore considérer la rénovation qu’ils opèrent autour d’eux, puisqu’ils sont tout orientés vers l’action. « Car l’amour qui le consume (le grand mystique) n’esl plus simplement l’amour d’un homme pour Dieu, c’esl l’amour de Dieu pour tous les hommes. A travers Dieu, par Dieu, il aime toute l’humanité d’un divin amour. » P. 249. Cet amour n’est ni une conclusion de la raison montrant tous les hommes part icipant à une même essence, froid idéal sans efficacité vraie, ni l’intensification

d’une sympathie innée de l’homme pour l’homme, car l’instinct nature ! porte les sociétés closes plutôt à la lutte qu'à l’entente. Ce n’est ni du sensible, ni du naturel, c’est l’un et l’autre implicitement et beaucoup plus… « Car un tel amour est à la racine même de la sensibilité et de la raison, comme du reste des choses, coïncidant avec l’amour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l’interroger le secret de la création. » P. 250-251. C’est l'élan même de vie « communiqué intégralement à des hommes privilégiés qui voudraient l’imprimer alors à l’humanité entière ». P. 251.

Comment le mystique réussira-t-il ? Voici la situation devant laquelle il se trouve : « L’humanité est une espèce animale, soumise comme telle à la loi qui régit le monde animal et qui condamne le vivant à se repaître du vivant. Sa nourriture lui étant alors disputée et par la nature en général et par ses congénères, il emploie nécessairement son effort à se la procurer, son intelligence est justement faite pour lui fournir des armes et des outils en vue de cette lutte et de ce travail. Comment, dans ces conditions, l’humanité tournerait-elle vers le ciel une attention essentiellement fixée sur la terre ? » P. 251. Deux méthodes sont possibles. Ou bien un immense système de machines, doublé d’ailleurs d’une organisation politique et sociale assurant au machinisme sa véritable destination, libérera l’homme pour ses tâches spirituelles ; mais cela ne va pas sans risque de voir le machinisme, simple moyen, devenir le but et ne pourra en tout cas se réaliser que tardivement. Ou bien on créera une élite, une petite société spirituelle, des couvents, des ordres religieux qui garderont l'élan mystique, bien que déjà affaibli, pour l’heure lointaine du changement profond des conditions matérielles imposées à l’homme.

D’ailleurs le grand mystique (et il s’agit ici du mystique chrétien) ne travaille pas sur une table rase. Il part d’une théologie qui a précisément capté un courant de mysticité, et il s’en sert pour exprimer ses expériences. Sans doute la religion et la théologie qu’il professe dans son mysticisme même ont dû se faire comprendre d’une humanité assez ordinaire, qui ne saisit le nouveau que comme une suite de l’ancien, et l’ancien est « d’une part ce que la philosophie grecque avait construit, et d’autre part ce que les religions antiques avaient imaginé ». P. 255. « Mais rien de tout cela n'était essentiel : l’essence de la nouvelle religion devait être la diffusion du mysticisme. Il y a une vulgarisation noble, qui respecte les contours de la vérité scientifique, et qui permet à des esprits simplement cultivés de se la représenter en gros jusqu’au jour où un effort supérieur leur en découvrira le détail et surtout leur en fera pénétrer profondément la signification. Du même genre paraît être la propagation de la mysticité par la religion. En ce sens la religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science. »

Mais quel est le mysticisme premier qui s’est cristallisé dans la religion chrétienne ? La réponse est simple. « Par le fait à l’origine du christianisme il y a le Christ. » « Les grands mystiques… se trouvent être des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut complètement le Christ des Évangiles. » P. 25(5. La religion des prophètes d’Israël est restée trop nationale, son Dieu trop sévère, ses rapports avec ce Dieu trop peu intimes pour que le judaïsme fût un mysticisme complet..Mais elle a contribué plus qu’aucune autre à susciter le mysticisme chrétien, n'étant pas contemplation pure, mais créant par sa passion de la justice l'élan nécessaire pour passer de la pensée à l’action.

3. De la religion dynamique à Dieu.

C’est du mysticisme ainsi décrit dans sa nature, son action et son