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RELIGION. MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE, CRITIQUE


quelle peut être l’origine d’une pareille notion [le monothéisme de la religion primitive]? D’où viennent les éléments qui l’intègrent ? D’où vient surtout leur étonnante synthèse ? Ce sont là des questions auxquelles la méthode d’histoire culturelle s’attache avec prédilection. Disons tout de suite que nous ne sommes pas encore en état d’y répondre. » (Trad. française, p. 349.) A cela l’ethnologue viennois donne deux raisons : on n’a pas pu encore reconstituer la culture tout à fait primitive d’où dérivent les diverses cultures primitives actuellement connues. De plus, les civilisations primaires qui ont succédé aux civilisations primitives

— et même d’autres civilisations encore plus récentes

— ont pu conserver des éléments de la religion vraiment première, absents de ces civilisations primitives. Or notre connaissance de ces cultures en voie d'évolution est encore très imparfaite, en particulier celle des pasteurs nomades, si proches, au point de vue religieux, des primitifs. En Tin les tribus restées au premier stade du développement humain sont très éloignées les unes des autres, par suite de faits de refoulement, elles ont dû laisser des traces de leurs conceptions et de leurs institutions parmi les populations plus avancées qui les ont supplantées, mais l'étude de ces survivances est à peine ébauchée, vu la difficulté du sujet. Tout ce qu’on peut faire avec certitude c’est éliminer un certain nombre d’hypothèses. La notion du grand Dieu ne saurait venir « ni de la mythologie de la nature, ni du fétichisme, ni du manisme, ni de l’animisme, ni du totémisme, ni de la magie. Deux ordres de raisons s’y opposent. De l’aveu même des partisans de ces hypothèses diverses, l’on devrait concevoir la genèse de la notion d'Être suprême sous la forme d’une lente élaboration et placer son apparition au terme d’une longue évolution. Or c’est, tout au contraire, chez les peuples les plus anciens que nous la rencontrons. D’autre part chez ces peuples archaïques, les éléments qui, par leur évolution, auraient dans l’hypothèse, donné naissance à la notion d'Être suprême, ou manquent tout à fait (totémisme, fétichisme, animisme), ou sont fort peu développés (magie et manisme), tandis que les civilisations plus récentes nous les offrent en plein épanouissement. Pour la notion d'Être suprême, c’est précisément l’inverse. » Ibid.. p. 351. En 1935 le P. Schmidt reconnaît que les difficultés signalées en 1930 restent les mêmes, cependant il croit pouvoir tenter un essai de réponse à la question de l’origine de la religion primitive. Ursprung…, t. vi, p. 472. Un premier témoignage se trouve dans les traditions d’un grand nombre de religions primitives (mais non pas de toutes). Chez les Pygmées, les tribus du centre nord de la Californie, les Algonkins, les indigènes de la Terre de Feu et ceux de l’Australie du Sud-Est, on trouve cette conviction que soit l'Être suprême, quand il vivait sur la terre, soit le Grand Ancêtre, ont révélé aux hommes les vérités de la religion avec les principes de la vie morale et sociale. P. 472-480. 2. Une autre source de renseignements est le contenu même des religions les plus archaïques. La bonté et l’absolue pureté morale de l'Être suprême qu’elles reconnaissent invitent à voir en lui l'éducateur suprême de l’humanité. Le nom de Père, qu’elles lui donnent souvent, indique non pas qu’il est l’Ancêtre par excellence, car il a créé les hommes et ne les a pas engendrés, mais qu’il est la Bonté même et qu’il a des fonctions éducatives semblables à celles du père de famille humain, bien que supérieures. Quand le problème du mal se présente à nos primitifs ils n’attribuent pas le mal à Dieu mais aux fautes des hommes, et parfois y voient la raison pour laquelle il ne vit plus parmi nous et ne nous enseigne plus directement et aussi la raison pour laquelle tout enseignement moral et religieux se rattache à une tradition venant de l’origine. 3. Les idées de

cause et de fin ont certainement joué un rôle dans l’origine de la religion. L’homme primitif était capable de les concevoir, au moins sous des formes concrètes, et on en trouve l’expression dans les nombreux mythes de création, où ses représentants actuels — du moins les hommes qui lui ressemblent le plus — se complaisent. Mais il y a trop de mal dans le monde pour que, livré à ses seules forces naturelles, ce primitif ait pu conclure sans hésitation à la création et à l’ordonnancement de l’univers par un Être tout de bonté et de sainteté. D’autre part en son langage enfantin lui-même, la religion la plus archaïque comprend trop de conceptions élevées, elle a eu une action trop puissante sur les mœurs et la société, elle entretient des sentiments si profonds et si vifs, qu’il est difficile de n’y voir qu’une création de l’homme. On est donc amené par plusieurs voies à conclure que c’est Dieu qui, par une révélation spéciale, est l’origine même de la plus ancienne religion : Gott als Ursprung der àltesten Religion. P. 491508.

2. Critique.

a) Observations préliminaires. — Notons tout d’abord qu’un catholique peut garder dans l’examen des idées du P. Schmidt la plus entière liberté d’esprit, fin effet, si l’existence de la révélation primitive est un point bien établi de la doctrine de l'Église, sur la transmission de cette révélation dans l’ensemble de l’humanité, nous n avons pas un enseignement aussi ferme. Il se peut très bien que les données religieuses confiées par Dieu au premier homme aient été. au moins chez l’immense majorité de ses descendants, dénaturées de très bonne heure, voile même presque totalement obscurcies dans la croyance commune.

Or, ce n’est pas à l'étal vraiment premier de la religion et de la révélation que prétend remonter le P. Schmidt. De fait on ne voit pas comment, du point de vue de la science ethnologique, il le pourrait. « Les deux voies principales par où nous remontons vers nos origines sont… l’ethnologie (aidée par le folklore » et la préhistoire. Or, plus ces deux sciences progressent, soit par leurs explorations et leurs découvertes, soit par raffinement de leurs méthodes, plus aussi elles nous communiquent le sentiment que notre plus lointain passé demeure, en sa singularité, insaisissable.

Les plus vraiment « primitifs > parmi les primitifs dont l’ethnologie fait sa proie ne le sont qu’en un sens relatif. « Nous savons incontestablement bon nombre de choses sur la situation sociale des sauvages d’aujourd’hui et d’hier, mais nous ignorons tout de la société humaine absolument primitive. » Frazer, The seope of social anthropology, p. 163-164. Partout nous trouvons des cultures déjà complexes, résultant d’une évolution peut-être longue et probablement aussi de nombreux mélanges.

Et quand bien même tel peuple serait encore le témoin attardé de ce qui fut la culture absolument première, il ne livrerait sans doute cette culture à nos observations qu’en un état méconnaissable. Car des éléments spirituels ne se conservent pas à la façon dont se conservent des fossiles : que ce soit par l’effet d’une certaine impuissance congénitale, ou à la suite de circonstances malheureuses, géographiques ou autres, un peuple qui ne progresse pas régresse : si l’enfance ne fait pas place à la maturité, elle se change en infantilisme, ce qui est encore une forme de sénilité. Il convient donc de se méfier de formules comme cellesci : " L’Afrique, boîte de conserve de l’humanité primitive, » ou : « L’Australie, musée du passé humain. » De toute façon, on doit le reconnaître avec le P. J. Huby : « Ni les Pygmées, ni les Australiens du SudEst, ni les Bantous ne sauraient nous renseigner exactement sur la mentalité du premier homme. » Dans Recherches de science religieuse, 1917, p. 352.