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RELIGION. THÉORIE SOCIOLOGIQUE, CRITIQUE


lement à lui que s’adressent les rites. » P. 316-317. — Et. bien que délirantes et humbles, les origines prouvent la réalité et l’idéalisme essentiel de la religion, puisque par elle c’est la Société, chose bien réelle, qui agit, qui resserre le lien social, qui donne force aux individualités débiles pour les plus hautes entreprises. — Et enfin s’il y a eu emblèmes, totems, c’est que les consciences individuelles ne peuvent communiquer entre elles qu’au moyen de symboles.

Mais, si la religion s’adresse en définitive à cet être impersonnel qu’est la Société, d’où viennent les idées d'âme, de personne, d’esprits, de dieux et de Dieu ? — L'âme n’est autre que le principe totémique incarné dans chaque individu, distincte du corps comme l’individuel est distinct du social, « parcelle des grands idéaux qui sont l'âme de la collectivité ». P. 378. L'âme est immortelle, conception que n’ont imposée, ni l’idée de rétribution, ni l’horreur de l’anéantissement, mais la persistance de la collectivité. Si le clan continue à exister, c’est que les âmes se réincarnent. « Les âmes ne sont dites immortelles que dans la mesure où cette immortalité est utile pour rendre intelligible la continuité de la vie collective. » P. 385. — La mort donne en partie à l'âme les caractères de l’esprit, en particulier son indépendance du corps. Parmi les morts se distinguent les grands ancêtres mythiques des origines, qui, parce qu’ils sont doués d’un mana supérieur, ont des fonctions déterminées (veiller sur la conception, la vie du nouveau-né, la chasse, etc.), sont les dieux du clan. Quant aux grands dieux, ils dérivent des totems de groupes de dans, ou phratries.

Dans son t. III, Durkheim parle des rites. Nous n’y insisterons pas, car il ne fait ici qu’appliquer à des cas particuliers les idées générales qu’il a développées dans le 1. II de son ouvrage. Il y a des interdits, parce que les êtres sacrés sont des êtres séparés. Il y a des pratiques d’ascétisme, parce que l’homme ne peut communiquer avec le sacré qu’en se libérant au moins pour un temps du profane. Le sacrifice comporte d’abord la communion, comme l’a montré Robertson Smith, car il faut s’assimiler la force divine, c’est-àdire l'élément social qui nous fait vraiment homme, mais en même temps il constitue une offrande destinée à revivifier la divinité totémique. Le culte a ainsi pour effet « réellement de recréer périodiquement un être moral dont nous dépendons comme il dépend de nous. Or cet être existe : c’est la Société ». P. 497. Les rites mimétiques font qu’on participe à la vie de l'être sacré en imitant ses faits et gestes, qu’on communie à l’idéal collectif qu’il symbolise.

La religion étant comme l’instinct vital du groupe social est éternelle, conclut Durkheim, et bienfaisante. La société aura toujours besoin d’un culte et d’une foi, bien que ce culte et cette foi ne puissent se traduire que par des représentations toujours transitoires, parce au' elles doivent sans cesse s’adapter aux progrès d’une science toujours en devenir.

Critique.

- Toutes les assertions capitales de

Durkheim, celles qui font le nerf de sa démonstration appellent les plus expresses réserves.

1. Il part de ce postulai que c’est la Société qui crée en l’homme toute vie supérieure, toute activité qui n’est pas purement animale. C’est trop réduire, puisque c’est en somme ['annihiler, le rôle de l’individu. Il se marque aujourd’hui une réaction contre l'évolutionnisme social et religieux qui nie les initiatives individuelles. » Depuis les découvertes d’Hugo de Yries, l'évolutionnisme aujourd’hui le plus en faveur et somme toute le plus vraisemblable n’est pas l'évolutionnisme à progression lente et rectiligne, mais l'évolutionnisme « à sauts brusques ». Des conjonctures extraordinaires, comme il s’en rencontre dans le jeu des forces naturelles, ont pu déterminer, en certaines

régions, diverses déformations végétales ou animales, accélérer certains épanouissements que la persistance locale des mêmes causes et l’hérédité ont perpétués. N’est-ce pas dans le même sens qu’il conviendrait d’orienter l'évolutionnisme religieux, en tenant compte spécialement de l’influence possible d’individualités mieux douées ou plus entreprenantes ? Et le seul fait que de tels sauts sont concevables, si rares qu’ils puissent être, ne devrait-il pas interdire d’affirmer, comme une loi absolue, l’uniformité de tout développement religieux ? « Sur ces initiatives individuelles, voir les réflexions judicieuses d’A. Vierkandt, Nalur-und Kultur-Vôlker Leipzig, 1896, p. 193-194 ; et son étude plus développée Filhrende Individuen bei den Naturvôlkern, dans Zeitschri/l fur Sozialurissenschaft, t. xi, 1908. Vierkandt insiste surtout sur l’influence des chefs et des prêtres ou sorciers, p. 543-548 ; il donne des exemples d’innovations dans le régime politique, p. 549550, la mode, p. 550, les systèmes graphiques, p. 550553, l’art, p. 613, le langage, p. 626, la religion, p. 627632, les mœurs, p. 632-635, l’industrie, p. 635-639. Cf. V. Heck, Das Individuum bei den Australien, Leipzig, 1924. « On trouvera chez A. -A. Goldenweiser l’exposé sommaire de diverses réformes religieuses ou réveils, prêches chez les Nez-percés, les Iroquois, etc. Early Civilization, Londres, 1923, p. 224-231. Pour être récents et pour trahir l’influence des missions chrétiennes, les faits ne laissent pas que d'être intéressants. « A tout prendre », écrit M. R. Dussaud, dans la même pensée que A. Vierkandt, « l’individu a probablement « occupé une place relativement plus considérable dans « une société primitive qu’aux temps modernes. A un « état inférieur d’activité intellectuelle, le rôle et l’in- « fluence d’un homme mieux doué sont infiniment plus « marqués. » Introduction à l’histoire des religions, Paris, 1914, p. 32. Cf. A. van Genepp, L'état actuel du problème totémique, Paris, 1920, p. 342 ; W.-D. Wallis, Individual initiative and social compulsion, dans American anthropologist, 1915, p. 647-665. Je n’ai pas vu cet article. H. Pinard de La Boullaye, L'étude comparée des religions, t. ii, p. 198-199, avec la note 1 de la p. 199. Dans son ouvrage si captivant : Magie et Religion, Paris, 1935, R. Allier a bien montré, par l'étude même de certains rites d’initiation chez les Australiens, les Groënlandais, les Peaux-Rouges, comment les individus faisant retraite au désert passent « par la solitude à l’Inspiration » (titre du c. ix de la I re partie, p. 215 sq.).

2. Durkheim n’a pas suffisamment analysé l’idée d’obligation et n’a pu confondre celle-ci avec les diverses contraintes sociales que parce qu’il ne l’a pas distinguée de la coaction, de la pression physique ou psychologique exercée par le groupe sur les membres qui le composent. La société ne jouit d’une véritable autorité morale que si elle se réfère à un idéal et ne se contente pas d’imposer de simples dictats. « Une société est respectable, à titre de désirable et de bonne, par la quantité de vérité sociale, c’est-à-dire de justice, qu’elle a incorporée ou qu’elle tend à incorporer ; comme inversement, pour la conscience contemporaine, la pire immoralité est l’abus du pouvoir social au profit des intérêts particuliers : exploitation des chemins de fer à rencontre du public et du commerce nalional, restauration de la vénalité des charges, primes inscrites dans le budget pour les comédiens, pour les gros armateurs, etc., précisément parce que dans tous ces cas la réciprocité, d’où naît l’autorité morale de la société se trouve détruite. » Lettre de M. Léon Rrunschvieg à la suite d’une communication de Durkheim sur La détermination du fait moral dans le Bulletin de. la Société, française de philosophie, février 1906, p. 146.