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RELIGION. LE PRÉLOGISME, EXPOSÉ


ne coïncidait pas avec la nôtre. The religious life of China de Groot le confirma dans ce sentiment et lui donna le désir d’approfondir le problème, qui se posait d’ailleurs également pour les rapports de la mentalité de l’Assyrie, de l’Egypte et de l’Inde avec la nôtre. Mais, la littérature de ces pays et de ces civilisations ne lui étant pas directement accessible, il eut l’idée d'étudier les civilisations dites primitives sur lesquelles il pouvait trouver des relations écrites en des langues plus usuelles que le chinois, l’assyrien ou l'égyptien, et pour lesquelles les problèmes de contact avec des formes de pensée et de vie avancées ne se posaient presque pas, au moins pour les siècles qui ont précédé le nôtre. M. Lévy-Bruhl fut aussi amené à critiquer de plus en plus le postulat, admis par les philosophes du xvine siècle et Auguste Comte, que la nature humaine est partout identique à elle-même. Il en vint à conclure que, s’il y a, au point de vue mental comme au point de vue physique, des caractères communs à toute l’espèce humaine, des conditions différentes de vie, par exemple dans la structure sociale, peuvent créer des mentalités irréductibles les unes aux autres entre certains groupes humains. Il se séparait ainsi de l'école anthropologique anglaise des Tylor, Frazer, Rivers, dont les travaux sont pourtant « si riches de faits et si instructifs », qui suppose à tort que, « si nous étions à la place des primitifs, notre esprit étant tel qu’il est actuellement, nous penserions et nous agirions comme ils le font et qui ne tient pas compte des représentations collectives ». Il s’agissait là d’ailleurs d’une « hypothèse de travail » et d’une recherche limitée à l’aspect mystique de l’activité mentale des primitifs, abstraction faite, pour raison de méthode, des techniques qui ont cependant une importance capitale. Il espérait, sous ces réserves, apporter sa contribution à l'élargissement de la connaissance de l’homme que permet l’ethnologie, élargissement signalé par Brunschvicg dans La causalité et l’expérience humaine et par Lenoir dans son étude sur la Mentalité primitive (Revue de métaphysique et de murale, 1922). Bulletin de la Société française de philosophie, séance du 15 février 1923. p. 20-24. Ainsi naquirent tout d’abord Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, 1910, 461 p., et La mentalité primitive, Paris, 1922, 537 p. Voici comment l’auteur en résume lui-même les conclusions : « Mentalité primitive est une expression vague et même impropre, puisque nous ne connaissons pas de primitifs au sens précis du mot. Mais il est commode de désigner ainsi, d’une manière générale, les façons de sentir, de penser et d’agir communes aux sociétés inférieures. Étudiée dans ses représentations collectives, la mentalité primitive paraît être essentiellement mystique et prélogique, ces deux caractères pouvant être regardés comme deux aspects d’une même tendance fondamentale. « Mystique. — De même que le milieu social où vivent les primitifs est différent du nôtre, le monde extérieur qu’ils perçoivent diffère aussi de celui que nous percevons. Quel que soit l’objet qui se présente à eux, il possède des propriétés occultes sans lesquelles ils ne se le représentent pas. Il n’y a pas, pour eux, de fait proprement physique. La distinction du naturel et du surnaturel n’existe guère à leurs yeux. Ils ont une foi entière en la présence et en l’action de forces invisibles et généralement inaccessibles aux sens, qui se font sentir de toutes parts. L’ensemble des êtres invisibles est inséparable de celui des êtres visibles. Le premier n’est pas moins immédiatement présent que l’autre. Entre la conception d’esprits qui sont comme de véritables démons ou dieux, et la représentation à la fois générale et concrète d’une force ditïuse dans les êtres, et les objets, telle que le mana, il y a place pour une infinité de formes intermédiaires, les unes plus pré DICT. DE THÉOL. CATHOL.

cises, les autres plus fuyantes, plus vagues, à contours moins définis, quoique non moins réelles pour une mentalité mystique. « Prélogique. — Ce terme, employé faute d’un meilleur, ne signifie pas que la mentalité primitive constitue une sorte de stade antérieur dans le temps, à l’apparition de la pensée logique. La mentalité primitive n’est pas antilogique ; elle n’est pas non plus alogique. En l’appelant prélogique, j’ai seulement voulu faire entendre qu’elle ne s’astreint pas, comme la nôtre, à éviter la contradiction même llagrante. Elle ne s’y complaît pas gratuitement (ce qui la rendrait régulièrement absurde à nos yeux). Mais elle s’y montre indifférente, surtout quand elle obéit, dans ses représentations collectives et dans leurs liaisons, à la loi de participation. D’après cette loi, les objets, les êtres, les phénomènes peuvent être, d’une façon incompréhensible pour nous, à la fois eux-mêmes et autre chose qu’euxmêmes, présents à un moment donné en un certain endroit, et présents au même moment à un autre endroit éloigné du premier. D’une façon non moins incompréhensible, ils émettent et ils reçoivent des forces, des vertus, des qualités, des actions mystiques qui se font sentir au loin sans cesser d'être où elles sont. « Il va sans dire que les représentations collectives dont il s’agit ne sont pas des faits de connaissance pure, mais qu’elles comprennent des éléments émotionnels et moteurs, comme parties intégrantes et non pas seulement associées, et qui les rend très difficiles à réaliser pour nous. « A ces caractères essentiels de la mentalité primitive se rattachent, plus ou moins directement, des ensembles de faits observés dans un grand nombre de sociétés inférieures, par exemple : 1. Les caractères communs du vocabulaire et de la structure de leurs langues, bien que diverses entre elles ; 2. leurs procédés de numération ; 3. leur aversion pour les opérations discursives de l’esprit, et la nature concrète de leurs généralisations ; 4. leur indifférence aux causes secondes, et leur appel immédiat, en toutes circonstances, à des causes mystiques ; 5. l’importance que les « primitifs attachent à la divination sous toutes ses formes ; 6. leur interprétation des accidents, des malheurs, des prodiges, de la < mauvaise mort » ; 7. leur misonéisme, etc. » Bulletin de la Société française de philosophie, ibid, p. 17-19.

Depuis 1923, la pensée de M. Lévy-Bruhl s’est de plus en plus orientée vers les phénomènes religieux chez les primitifs, dans l’Ame primitive (c’est-à-dire, l'âme d’après les primitifs), Paris, 1927, 451 p. ; Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive, Paris, 1931, 526 p. ; La mythologie primitive, Paris, 1935, 335 p. (fait partie des travaux de l’Année sociologique comme Les fondions mentales et La mentalité primitive). S' adressant à la Société française de philosophie, l’auteur de ces ouvrages a donné une vue d’ensemble de l’Ame primitive dont nous tenons à donner ici le texte même, estimant que la critique loyale d’un penseur exige tout d’abord qu’on se réfère à la propre expression de ses idées. « 1. Pour la mentalité dite primitive, sous la diversité des formes que revêtent les êtres et les objets, sur la terre, dans l’air et dans l’eau, circule une même réalité essentielle, une et multiple, matérielle et spirituelle à la fois. Cette réalité répandue partout, moins représentée que sentie, ne peut pas, comme la substance universelle des philosophes, entrer dans le cadre d’un concept. Les êtres et les objets sont à la fois pensés et sentis comme homogènes, c’est-à-dire comme participant soit à une même essence, soit à un même ensemble de qualités. Entre les pierres et les êtres vivants, il n’y a pas de barrière infranchissable.

T. — XIII. — 70.