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REFORME. LES CAUSES EN ACTION


Bible ; enfin, les princes, impatients d’indépendance à l’égard des puissances du passé, celle du pape et celle de l’empereur, éblouis par la perspective d’être désormais les maîtres à la fois des corps et des âmes, dans les limites de leurs domaines, et d’être affranchis de toute redevance envers le Saint-Siège en un temps où les besoins de la politique moderne leur donnaient plutôt l’appétit de piller des couvents que de les enrichir de donations et celui de s’occuper de leurs propres finances plutôt que de venir au secours de celles d’un petit prince italien, l’évêque de Rome.

C’est ainsi que d’un fait individuel, d’une découverte mystique extrêmement discutable et du reste sans avenir, car la doctrine pure de Luther sur la justification n’a jamais été admise que d’un petit nombre, sortit un fait national, un fait mondial.

Luther eut l’art de se faire, suivant un mot connu, « le syndic de tous les mécontents » : clercs empressés à rentrer dans le siècle ; chevaliers turbulents désireux de jouer un rôle et de redorer leur blason, de fonder une dynastie peut-être, en se créant des principautés au détriment des seigneuries ecclésiastiques ; patriciens qui veulent une religion plus commode, moins encombrée d’exigences et de pratiques extérieures, mieux adaptée à leurs goûts, à leurs besoins, à leurs intérêts ; paysans aussi que le seul mot d’Évangile redresse dans un sentiment d’égalité chrétienne et qui croyaient le moment venu de faire entendre leurs séculaires revendications.

Luther fut si bien le centre de son siècle en Allemagne, qu’il eut plus de partisans qu’il n’en cherchait et qu’il fut contraint de faire un choix entre des adhésions souvent contradictoires. Il repoussera certaines alliances, après en avoir profité. Il se détachera sans regrets, sans remords, sans scrupules, des amis de la veille, en se portant d’instinct vers ce qui avait la force, ce qui représentait l’avenir, ce qui était l’ordre politique et social du moment. Il rompra de. la sorte avec les chevaliers révolutionnaires et leurs amis, les humanistes ; il repoussera durement les paysans qui avaient mis en lui leur naïve confiance ; il gardera au contraire, parfois au prix des complaisances les plus étranges (bigamie de Philippe de Hesse), l’amitié et la faveur des princes et celle des bourgeois des villes. Après avoir hésité, au sujet de la puissance impériale, il finira par accorder le droit à ses disciples de lever les armes contre elle, sous prétexte qu’elle n’était qu’un pouvoir électif et non pas héréditaire.

On remarquera, à ce propos, que nous n’avons pas compté au nombre des causes qui ont agi sur la révolution protestante l’affaiblissement du pouvoir impérial, comme le font la plupart des historiens. Il nous parait en effet absolument évident que si Charles-Quint, avec son caractère à la fois prudent et résolu, avec l’immense pouvoir dont il disposait encore, avec la volonté qu’il affirma à plusieurs reprises de rétablir l’unité catholique, ne parvint pas à écraser le luthéranisme naissant et se montra même impuissant à faire respecter, à l’égard de Luther, la sentence de bannissement portée à Worms, en 1521, la raison n’en doit pas être cherchée flans la nullité politique de son bisaïeul, Frédéric III, ni dans l’incohérence et la pénurie financière chronique de son grand-père, Maximilien l ii, ni même dans l’accroissement prodigieux d’autorité et d’indépendance que ces deux empereurs avaient laissé prendre aux princes et aux villes d’empire, mais uniquement à ce fait que Charles, toujours pris, depuis son avènement, entre trois périls, le péril français, le péril turc et le péril protestant, fui sans cesse contraint d’aller au plus pressé, remettant sans cesse au lendemain la grande affaire de la restauration religieuse, remportant des victoires en apparence décisives et qui, le lendemain, étaient remises en question,

et finalement échouant dans toutes les grandes entreprises de sa vie.

Ici encore, outre que Charles-Quint et surtout son entourage étaient plus ou moins touchés et à demi paralysés en matière religieuse par le machiavélisme commun à toutes les cours d’Europe, ce fut grâce à un concours extraordinaire de circonstances favorables que le drame de la nation, succédant au drame dans le cloître, aboutit à ce dénouement : consécration du particularisme allemand, division permanente de l’Allemagne en deux confessions rivales, perspectives de guerres de religion à la fois longues et sans pitié.

Mais, en troisième lieu, du drame dans la nation il était impossible que ne procédât pas le drame dans l’Église

3. I.e luthéranisme ne fut pas seulement une question allemande. Il fut une crise de la chrétienté tout entière. — C’est du reste une règle de. l’histoire que les États chrétiens jadis unis sous la houlette suprême du pape, ne puissent plus disjoindre entièrement leurs destinées même politiques ou sociales. Les révolutions de 1789, 1830, 1848 en "France eurent leur retentissement dans toute l’Europe. La crise toute récente de l’option entre Ie « fascisme « et le « socialisme marxiste » se propage de même de peuple à peuple. La rébellion de Luther trouva ainsi des échos dans tous les pays voisins. Zwingli lui répondit de Zurich, Farel et Calvin, de Genève. Les « réformateurs » surgirent de partout à la fois, entraînés par l’exemple, par les écrits, par les succès de Luther. La révolution se propagea, avec des chances inégales, dans tous les pays catholiques. Ce fut l’intérêt des princes qui décida de la diffusion des idées nouvelles. Ni la haine de Rome, ni l’appel à la Bible, ni la mystique si commode du luthéranisme n’auraient réussi si les princes n’y avaient trouvé leur avantage et si les doctrines de Machiavel, empoisonnant l’atmosphère politique du xvie siècle, ne les avaient préparés à subordonner très généralement leurs croyances personnelles à leurs intérêts dynastiques. Le moindre coup d’œil jeté sur l’histoire du temps permet de constater que la « réforme » de l’Église est le moindre des soucis de ces princes, même les mieux intentionnés en apparence. Le concile de Trente ne recevra en général des États catholiques qu’un appui maussade et intermittent. Charles-Quint et Philippe II seront pour la papauté, quand elle se jettera dans l’œuvre si nécessaire de la réforme, de moins zélés protecteurs que les électeurs de Saxe ou le landgrave de Hesse ne l’avaient été pour Luther, ou la reine Elisabeth pour les « trente-neuf articles ».

Le drame dans l’Église n’en fut que plus complexe et plus poignant. Rarement l’action de la Providence fut plus visible. Ce que tant de réformateurs zélés n’avaient pu faire, en trois siècles, parce que leurs efforts étaient dispersés et leur champ d’action, insuffisamment élendu, l’urgence du péril le réalisa : la réforme de l’Église dans son chef et dans ses membres.

L’Église avait toujours affirmé qu’elle tenait de son divin fondateur des promesses d’immortalité et d’indéfectibilité. Elle s’était peut-être parfois un peu trop fiée à ces promesses, oubliant que les secours divins n’excluent pas mais appellent au contraire les bonnes volontés humaines. Elle put se glorifier pourtant de ce que la Providence ne l’avait pas délaissée dans la plus terrible épreuve qui l’eût assaillie depuis ses lointaines origines.

Le redressement, commencé par des initiatives particulières, par des créations d’ordres religieux nouveaux, appelé par les vœux de plus en plus pressants de loul ce qui restait fidèle à la conception religieuse et à l’organisation traditionnelles, s’opéra définitivement aux grandes assises du concile de Trente, par une révision générale de tous les points contestés du