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REALISME. ACCORD AVEC LES SCIENCES

1906

grès scientifique. D’ailleurs H. Bergson ne représente pas le seul témoin des exigences réalistes et spirituelles à la fois du savoir scientifique. Tous les philosophes des sciences, fussent-ils plus soucieux de simple méthodologie que de profonde métaphysique, s’orientent vers les mêmes résultats.

1° Le plus remarquable peut-être d’entre eux, Emile Meyerson, est tout à fait représentatif de cette tendance à laquelle, à des degrés divers et parfois à leur insu, les divers méthodologistes scientifiques participent. Meyerson n’est pas un métaphysicien ; il n’est que logicien des sciences. Il a même eu horreur de toute confusion par où l’on eût pu tenter de transposer sa pensée depuis le plan logique jusqu’au plan ontologique. La confusion était à craindre, elle a même été faite à propos de Meyerson lui-même. En vérité son livre, Du cheminement de la pensée, 1931-1933, pourrait aussi bien s’intituler Les procédés de l’esprit, nom qui conviendrait également à La critique de la raison pure de Kant. En s’affirmant personnellement idéaliste, Meyerson ne faisait pas que céder à l’emprise d’une ambiance philosophique. Il refaisait Kant pour son compte. Seulement le kantisme de Meyerson n’est plus du vrai kantisme. Kant et Comte avaient ceci de commun qu’en scientistes ils étaient persuadés que le monde est mené par des lois, lois tendues et inflexibles, lois qui mèneraient l’univers à la manière du ressort dont le déroulement s’impose aux diverses pièces d’un jeu mécanique enfantin. Meyerson, au contraire, reconnaît que les lois ne sont pas a priori dans la nature, mais a posteriori dans l’esprit du savant. Ce qui ne se laisse pas voir dans l’hypothèse kantienne, c’est la fabrication de ce monstre qu’est l’objet du sens commun. L’expérience porte sur le concret avant d'échafauder des lois abstraites. Ce qui serait dû à la contexture particulière de l’esprit humain, ce ne serait pas l’objet comme le croient les hyper-idéalistes, ne serait-ce pas plutôt la loi ? Si les objets sont des apparences, les lois apparaissent encore plus simplement apparentes, comme des apparences de seconde zone. Les classifications sont multipliées par l’esprit parce qu’elles sont commodes. La science trie de la sorte dans le réel des aspects semblables. Mais du même coup elle tronque le réel et crée des fantômes. Meyerson a beau jeu pour se moquer du concept de « corps électrisé » cher aux physiciens, ce qui ne veut point dire que le corps électrisé n’existe pas, il est une apparence partielle d’un réel complexe. La chimie comme la physique identifie des disparates. En écrivant Na -f Cl = Na Cl, elle affirme qu’un métal mou et un gaz verdâtre sont identiques en tous points à un sel incolore ; ce qui n’est qu'à moitié exact. Même des naturalistes se représentent que le monde est dû « à un très petit nombre de causes, astres, atomes ou corps simples. Les interférences même de ces causes peuvent se calculer. Les jeux du hasard deviennent des jeux de probabilité, tout au plus comme la chance de tourner le roi d’atout à l'écarté ». La verve de Meyerson ne lâche plus ce qu’on pourrait appeler le ridicule du scientisme, une fois qu’il l’a saisi au vif. Meyerson prouve surabondamment que les prétendues lois scientifiques sont toujours des simplifications à propos de plusieurs choses plus riches en êtres que ne l’est la loi où on les enserre, où on les réd’iit. On a d’ailleurs raison de grouper en énoncés quasi-dogmatiques les analogies des phénomènes qui sont parfaitement réelles. Mais on aurait tort, pour avoir sacrifié à cette systématisation, d’oublier les libertés que chacun des phénomènes prend avec sa loi. L’espèce humaine n’empêche pas la primordiale et irréductible diversité des cas humains. Montaigne le disait déjà très joliment : « Ingénieux mélange de nature, si nos laces n'étaient semblables, on ne saurait discerner l’homme de la bête ; si elles

n'étaient dissemblables, on ne pourrait discerner l’homme de l’homme. » Ainsi l’esprit humain apparaît en toutes ses démarches comme une machine à identifier pourvu qu’on lui donne comme matériel des objets donnés positivement comme extérieurs. C’est tellement la pente naturelle de l’esprit humain, que la connaissance sensible elle-même n’est déjà qu’une synthèse concrète, une vue des choses à une certaine distance, une enveloppe qui cache les divisions sousjacentes de la matière. Du moins, par rapport à d’autres théories qui se croient subtiles, cette synthèse concrète de la connaissance sensible a l’avantage de laisser subsister assez d’hétérogénéité entre les objets pour ne pas sombrer dans le scientisme le plus niveleur, le plus destructeur du réel complexe.

Meyerson, parce qu’il fait de la science une activité du savant, est assez proche des thèses réalistes thomis tes sur la multiplicité des intellects-agents et sur le caractère d’activité qui est celui de chaque intelligence distincte. D'être pluraliste au moins dans la considération des apparences sensibles l’amène, sinon en métaphysique, du moins en psychologie, à être pluraliste et dans ce nouveau domaine être pluraliste c’est être personnaliste spiritualiste.

2° Retourner, sinon au sensualisme de Condillac, du moins au concret, peindre au lieu de ratiociner, décrire, fût-ce en langage mathématique, au lieu d’expliquer, telles sont les recommandations de Meyerson. Or, tout cela se retrouve encore dans une autre réflexion sur les sciences contemporaines et leur effort : la philosophie des sciences de l'École de Vienne, où l’on ne trouve pas d’ailleurs l'égalité du génie de Meyerson. Voir F. Bergoun : oux, L' École de Vienne, etc. dans Bulletin de littérature ecclésiastique, mars J936.

Les problèmes de classifications, étant donné que les individus ne se laissent pas facilement enfermer dans des classes arbitraires, sont particulièrement difficiles en biologie, parce que la vie est en chaque être une individuation plus grande. En ce domaine les systématisations scientistes ont pris facilement, depuis un siècle, le chemin du transformisme. Mais il semble que les beaux jours du transformisme soient comptés, car plus on trouve d’espèces intermédiaires qui devraient tracer comme en pointillé le chemin suivi par la vie dans ses transformations d'êtres en êtres plus on trouve à la place de « la vie », entité mal déterminée, des vivants, dont les groupes et les sous-groupes apparaissent différenciés les uns des autres par un grand nombre de petits détails, sans suivre, dans l’ordre du temps, une évolution régulière. On croyait trouver une courbe évolutive, mais on découvre des faits qui ne se laissent situer sur aucune trajectoire. Voir Bergounioux, Les chéloniens fossiles du bassin d’Aquitaine. Du même coup, on s’aperçoit de plus en plus qu’il n’existe pas de critère absolu pour une classification. On se débrouille comme on peut à partir d’un réel concret ou plutôt des traces partielles qu’on en possède.

Ce que dit le biologiste, le médecin le dit aussi, et il serait facile de développer l’adage — combien juste — « il n’y a pas de maladies, il n’y a que des malades, Ainsi pour le médecin, tout comme pour le biologiste ou le physicien, la science apparaît comme la patiente généralisation des cas particuliers qu’il importe au plus haut point de connaître. Par là même on ne peut avoir la prétention d’aboutir à des lois simples, à plus forte raison on ne peut se flatter de tout réduire à un petit nombre de lois s’enchaînant les unes aux autres. L’intuition du savant influe. L’historien, le géographe, le statisticien, l’ethnologue prennent dans le réel ce qui leur convient et se tracent chacun leur itinéraire. Seule une philosophie qui fera intervenir d’une part les mobiles propres de l’intelligence de chaque savant,