Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 13.2.djvu/244

Cette page n’a pas encore été corrigée
1901
1902
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L’INTUITION


core plus embarrassé devant un cinquième et dernier objectant, qui lui fera préciser que l’abstraction ne doit jamais être une abstraction séparée totalement du réel. Cet objectant indiscret se fondait sur Aristote qui disait : intelledus intelligit species in phantasmatibus : in phantasmatibus ce n’est pas tout à fait la même chose que a phantasmatibus ; saint Thomas comprend que l’abstraction ne vaut que parce qu’elle arrache toute vive sa richesse in médias res, in phantasmatibus. Il faut qu’au moment où l’on découpe le réel sensible on ait ce réel sensible présent dans l’esprit, afin qu’on assiste à l’opération de ce découpage dans la vision même du réel sensible de base : Ad quintum dicendum quod intelledus noster et abstrahit species intelligibiles a phantasmatibus, in quantum considérât naturas rerum in universali ; et tamen intelligit eas in phantasmatibus : quia non potest intelligere ea quorum species abstrahit nisi convertendo se ad phantasmata. Toute la difficulté du problème, et aussi toute la valeur de sa solution, se trouve reportée de la sorte sur la réponse à un quatrième objectant lequel fait observer, avec raison, que l’intelligence humaine est d’abord obligée de s'éclairer à l’intérieur d’elle-même ces images qui, fussent-elles sur la rétine, sur les papilles de la langue ou dans les récepteurs auditifs, n’en seraient pas moins encore étrangères à l’esprit. Il y faut la présence d’esprit intellectus agens… se habet ad phantasmata sicut lumen ad colores, qui non abstrahit aliquid a coloribus sed magis eis influit. A partir de cette remarque capitale dont il faut bien qu’il tienne compte, saint Thomas va exposer dans son ad quartum les étapes principales réelles de la connaissance.

En effet, avant qu’on puisse comparer les traits communs des images et, de la sorte (la mémoire aidant d’ailleurs, comme on le verra, la sensation du présent), abstraire, en restant en plein concret, il faut qu’on ait ces indispensables images à l’intérieur de l’intelligence. Or, un tel acquis ne résulte pas d’un accès mécanique des images dans la conscience. Il y faudra une remarquable activité intellectuelle de saisie directe des images, une activité qui recrée les images en dedans. C’est que les images du monde extérieur et la conscience spirituelle, ce n’est pas au même étage, cela ne se mélange pas ; on ne voit pas comment de soi-même cela pourrait communiquer. Pour qu’on puisse abstraire les essences, il faut que les phantasmes soient traités dans l’usine même de l’intellect-agent. Il faut que les images soient illuminées dans l’intellect-agent : Ua pliantasmala ex intelledus agentis virtute redduntur habilia ut ab eis intentiones intelligibiles abstrahantur. Alors les images étant vraiment à pied d'œuvre, incorporées à la conscience personnelle, le travail de l’abstraction se fera, ainsi que le décrivent par exemple les psychologues expérimentaux modernes : ('/ ! quantum per virtutem intelledus agentis accipere possumus in nostru considerulione naturas specierum sine indiuidualibus condilionibus. Grâce à l’emploi de l’analogie, les intelligences humaines ont le pouvoir, réunissant le passé et le présent, de saisir, au vif du concret, les_ traits communs des choses, ou plutôt des accidents qui révèlent les substances : les images. On peut alors, par une étiquette simplificatrice, conserver facilement les classifications ainsi obtenues et qui valent, puisqu’elles sont taillées en plein réel d’images. La sensation est déjà elle-même une synthèse concrète, une moyenne où viennent se fondre des hétérogénéités plus concrètes encore et dont la conscience ne pénètre pas le détail. L’abstraction en faisant intervenir des comparaisons du passé et du présent ne fait que continuer ce pouvoir simplificateur que l’esprit manifestait déjà dans la sensation. L’esprit, déjà actif pour recréer en lui l’image qui existait au dehors, est encore plus actif

dans l’abstraction, car il ne s’agit pas là d’une moyenne qui se ferait toute seule, mais d’une moyenne que l’esprit établit, improvise, à ses risques et périls. Il y a même dans l’acte d’abstraire toute une attitude quasireligieuse de l’esprit. L’esprit y a la foi que le monde est fait par classes, par catégories, qu’on trouvera réellement, par les abstractions, ces catégories du réel et non pas des cotes mal taillées de compromis sans valeur profonde.

Toute cette partie, de l’intellection qu’est l’abstraction se trouve donc aisément décrite par le thomisme qui peut prêter son secours au bergsonisme, puisque, comme le bergsonisme, le thomisme suppose que le réel pénètre dans l’esprit à titre non d’idées mais de phantasmata. Toute la difficulté est reportée sur cette « pénétration » du réel dans l’esprit à titre d’images. Pénétration, c’est la présente analyse qui emploie ce mot si impropre. Saint Thomas qui sait que l’esprit n’est pas purement passif emploie le mot juste : t illumination. » L’activité de l’esprit au point de départ de la connaissance est une illumination opérée par l’intellect-agent et qui a pour résultat d’opérer dans l’esprit la présence des images. L’activité constructive de l’esprit, dans cette partie quasi-kantienne du thomisme, est dans la construction des images. L’esprit fabrique les images de la conscience. Ensuite, son activité est comparative, identificatrice : mais elle identifie à partir de données sensibles que l’esprit se donne lui-même. Le premier rôle de l’intellect agent est donc celui qu’au temps de Jean de Jandun on appelait le rôle de sens-agent. — D’autre part, pour autant que ces données sensibles internes ne seraient pas identiques aux données réelles externes, elles ne révéleraient pas le réel, elles le masqueraient, il faut donc un parallélisme absolu entre le macrocosme et le microcosme. H. Bergson a parfaitement raison qui tantôt considère l’image comme parfaitement intérieure et tantôt comme parfaitement extérieure. Elle vaut pour l’intérieur et l’extérieur.

Alors le thomisme bergsonien serait-il une monadologie à la manière de Leibniz ? Chaque homme serait-il simplement inspiré du dedans ? Il faut répondre à cette question, subsidiaire mais importante, que l’on peut fort bien imaginer un monde idéal, où le Créateur aurait fait autant de créations que de créatures, donnant, lui seul, à chaque créature les richesses ontologiques ou spirituelles dont elle a besoin. Mais c’est un fait que Dieu a créé chaque créature liée aux autres créatures dans un phénomène général de solidarité : solidarité que les théologiens connaissent bien et qui va du péché originel au jugement dernier en passant par la communion des Saints, la réversibilité des mérites, l'Église ; solidarité que les physiciens ne méconnaissent pas non plus dans le champ électromagnétique de l’univers. Or, le fait de solidarité se vérifie parfaitement dans le cas de la connaissance humaine. Elle ne requiert pas seulement l’action du sujet connaissant : elle requiert aussi le concours, l’active présence de l’objet connu. On peut assister sans cesse autour de soi à la reproduction de cette grande loi de la connaissance : des sujets humains font acte de connaître au moment même où les objets à la portée de leurs sens font acte de présence. Il faut pour qu’il y ait connaissance qu’il y ait présence d’esprit, présence de l’esprit. Il faut aussi qu’il y ait présence des corps et en particulier par l'état de veille, pleine présence du corps. Des philosophes médiévaux, comme Scot, se sont parfaitement rendu compte de cette collaboration du connaissant et du connu. Ils y voient une double causalité semblable à celle du père et de la mère dans la génération. Pour employer leur langage aristotélicien : des species correspondent à l’objet à l’extérieur, et d’autres absolument semblables y correspondent à l’intérieur