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REALISME. LE BLONDELISME


VIII. LE BLONDELISME ET LE RÉALISME INTELLECTUALISTE et théologique.

Platon ri' était-il pas un idéaliste comme Kant ? Leibniz avait-il été au bout du réalisme ? Spinoza n’avait-il point édifié un monisme panthéistique ? Dans le Moyen Age des milliers de fratricelles avaient prêché le retour à l’un et le mépris de l'être inconsistant des créatures. Maître Eckart avait été le métaphysicien d’un semi-panthéisme très pieux et peut-être moins hétérodoxe qu’on l’a parfois imaginé. Dans un ensemble doctrinal d’allure thomiste, Malebranche avait compromis les proportions du système en réduisant la causalité des créatures au profit de la causalité incréée. Quantité d’auteurs chrétiens préparaient, en particulier depuis Descartes, une nouvelle philosophie adaptée à la foi. Tous ces penseurs ouvraient la voie au P. Laberthonnière et à M. Maurice Blondel. Ces derniers sont donc moins des novateurs que des rénovateurs de méditations philosophiques parfois très anciennes, fort séduisantes et, pour i une moitié au moins, exactes puisqu’il est très vrai qu’en comparaison de l’immensité de Dieu chacune des créatures apparaîtrait comme quasi-néant. Ces deux penseurs sont, par ailleurs, des réalistes, au moins en intention. Le P. Laberthonnière a écrit en effet un livre en faveur du réalisme chrétien contre l’idéalisme grec, et M. Blondel s’est dit très directement thomiste et réaliste par de la la lettre de ses propres écrits. C’est donc que les pensées personnelles de ces deux auteurs s’accommodaient dans leur intention avec le réalisme classique. Il reste toutefois à préciser certains points de leur réalisme. Ces deux philosophes, plus associés entre eux qu’on ne le croit quelquefois, pourront paraître victimes dans leur système idéologique de quelques équivoques ou contradictions nuisibles à l'économie interne du réalisme véritable. De telles contradictions on ne doit point s'étonner : elles sont signes que ces auteurs sont exempts de l’esprit de systématisation outrancière, le pire esprit en philosophie.

Pour faire éclater une de ces apparentes contradictions partielles qu’il y a entre le fond de pensée réaliste des deux philosophes en question et d’autre part leurs expressions si opposées à leur profonde conviction, voici un texte du P. Laberthonnière qui pourra paraître comme une tache dans son ouvrage Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec, p. 114-115 : « L’opposition de la raison et de la foi se ramène tout simplement en dernière analyse à une opposition entre deux attitudes entre lesquelles, en vivant et en pensant, chacun au fond de lui-même choisit librement : d’une part l’attitude de ceux qui, s'érigeant en absolu, entendent que tout relève d’eux sans qu’ils relèvent de rien et qui, fixes dans ce qu’ils sont, font de leurs propres idées la mesure de tout le reste, d’autre part l’attitude de ceux qui, reconnaissant leur dépendance et leur relativité, travaillent à s’ouvrir et à sortir d’eux-mêmes pour chercher plus haut le centre de leur vie et de leur pensée. On pourrait dire que l’une est la foi en soi-même et l’autre la foi en Dieu. » Le réalisme chrétien exige que les idées soient la mesure de ce qui n’est pas l’homme, sans quoi précisément on ne pourrait sortir de soi-même. En vérité on a le droit, Dieu y aidant, d’avoir confiance en la valeur de son intelligence pour connaître le réel. La bonne intention du P. Laberthonnière ne l’empêche donc pas ici de donner dans un certain fideisme. La foi elle-même ne s’oppose pas à la raison, pas plus que la grâce ne s’oppose à la nature. Elle la complète. Elle prolonge ses intuitions, ses interprétations par le secours de la révélation qui donne un plan du monde agrandi et précisé, pour reculer, sans les contredire, les horizons humains. La foi n’est pas si séparée de la raison que ne l’insinue le P. Laberthonnière. L’une et l’autre sont faites d’intelligence réaliste. La foi est le produit d’une raison prototype

et première réaliste : la raison de Dieu. Saint Bonaventure poursuivait une idée qui n’est pas sans portée philosophique lorsqu’il plaçait la foi avant la raison, allant jusqu'à dire qu’on ne peut guère avoir la raison si l’on n’a pas la foi. Sainte Catherine de Sienne faisait de la foi « la pupille de l'œil de l’intelligence ». Saint Thomas d’Aquin a beaucoup insisté pour que l’on considérât la foi, non pas comme une affaire de volonté et de courte morale, mais comme une affaire d’intelligence et de métaphysique étendue et profonde. Ce n’est pas par le phénomène intellectuel qu’elle comporte, ce n’est pas même par sa nature intellectuelle que la foi diffère de la raison ordinaire, c’est par son caractère de don supplémentaire, par l’intention salvatrice qu’elle suppose de la part de Dieu, par ses conséquents comme ses aboutissants. Elle constitue, après la grâce naturelle de la raison, la grâce surnaturelle d’un prolongement de la raison. Il n’est pas vrai non plus d’opposer raison et clarté d’une part, foi et mystère d’autre part. La raison a ses mystères. La foi a ses clartés.

Le reproche qui peut être fait sur ce point à la philosophie du P. Laberthonnière a paru également s'étendre au système de M. Blondel. Ce philosophe aurait mal situé, l’un par rapport à l’autre le naturel et le surnaturel. Là encore ce qui apparaîtra surtout déficient, c’est l’explication insuffisante d’un réalisme chrétien. Sans qu’on ait à revenir sur L’action, les derniers écrits de M. Blondel : La pensée, 2 vo). 1934, L'être et les êtres, 1935, peuvent mettre en évidence ces lacunes subsistantes du réalisme blondélien. Pour prendre contact avec ces textes récemment publiés il paraît au moins indispensable d’analyser l’introduction que M. Blondel leur donne sous le titre déblaiement et sondages au t. i de La pensée. On jugera de la sorte s’il se met en situation de préciser le réalisme dans le sens si précieux du concret objectif.

Il était difficile, commence-t-il à expliquer, p. v-vi, de parler de l’Ac/i’on, en 1893, à l'époque où il consacrait sa thèse à ce grand sujet. Croit-on, p. vi-vn, qu’il est plus facile de parler actuellement de la Pensée ? La pensée, le mot même n’est-il pas malheureux là où l’on ne voit que des pensées ? Pourquoi mettre dans le guêpier des pensées un hôte plein de sérénité, le melœcus paradoxus ? C’est peut-être que cet hôte se trouvera. La pensée paraîtra peut-être par contre trop inconsistante pour être étudiée comme étant la réalité métaphysique primordiale : Aussi est-ce moins la pensée, et surtout les pensées, que les conditions profondes du penser qu’il faut étudier. Bref, la pensée fait « problème ». P. viii. Pour savoir ce en quoi elle consiste, il faudra déblayer les fausses solutions du problème et parvenir sur le terrain ainsi déblayé jusqu’aux démarches suprêmes et décisives.

Et d’aboi d il faut éliminer les fausses solutions. On pose souvent le problème en ces termes : « faut-il regarder le foyer producteur ou la clarté projetée et produite ? » Mais les notions mêmes de sujet et d’objet sont sujettes à caution. P. x. Notion de l’objet, notion de sujet, rapport même de ces deux pôles sont le fruit d'élaborations progressives. Il faudra même expliquer l’alternance et le clignotement de nos considérations, tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre de ces deux points de vue. En tous cas, il ne faut pas partir d’entités aussi peu primitives que ces sujets et ces objets. 1 1 faut partir de la pensée vivante. Il ne faut pas décomposer le mouvement de la vie en parties figées inexistantes. P. xii. En fait, ces soi-disant autonomies sont des réalités qui paraîtront s’impliquer l’une l’autre. Il ne s’agit pas de faire connaître un être à un autre être.' Il faut plus simplement prendre une conscience sereine de ce qu’est réellement l’unité de la pensée en toutes choses. A quoi bon essayer par exemple d’opposer rationnel et irrationnel, quand pensée et unité se re-