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RÉALISME. LA CRITIQUE IDÉALISTE


à fait humain, L’idée simple d’une perfection infinie, sagesse accomplie et puissance absolue à quoi il suspendra la transparence intellectuelle d’un univers physique et d’où il déduira la légitimité d’une cosmologie. » Cette nécessité d’un Dieu pour finir de rendre compte du système de la connaissance, c’était du bon Descartes. Mais l’idéaliste, qui rapporte si exactement cette forte pensée non seulement cartésienne mais simplement philosophique, ne peut l’admettre. Il lui répugne d’être mis devant le dilemme Dieu ou rien. Il n’admet pas qu’un Dieu largement conçu comme une personne rende le monde intelligible à la manière, si l’on peut dire, d’un humanisme transcendantal, divin. Il ne veut point que le monde soit ainsi ordonné d’une manière spirituelle, finaliste, concrète. Il ne peut concéder à saint Thomas que les qualités des corps empêchent réellement que tout se réduise à des lois mathématiques. Il ne peut concéder à Descartes que les étendues, chaque substrat corporel, empêcheraient réellement que tout se réduise à des normes mathématiques. Les étendues substantielles conservent en fait les natures simples et ne sont pas un espace vide et homogène. Dépassant dangereusement le meilleur de ses maîtres, Spinoza, M. Brunschvicg ne gardera comme principe divin du monde qu’une unité mathématique. Or, le monde qui comporte des normes comporte plus encore des substrats ; et, puisque chaque individu est substrat, comme l’ont bien vu les derniers en date des scolastiques, il y a même dans l’univers plus de substrats que ne l’avait supposé le haut Moyen Age. Ce dernier gardait quelquefois trop de confiance dans l’archétypisme grec.

M. Brunschvicg peut donc paraître fournir, par ses remarques exactes, des armes pour réfuter certaines de ses assertions. Il lui arrive par exemple de blâmer l’œuvre du logisticien Bertrand Bussell. L’erreur impardonnable de celui-ci serait d’avoir voulu maintenir l’existence d’un monde d’essences « qui ne devrait rien à la notion d’esprit », et donc un antiidéalisme ! Il est vrai que Bussell voulait y parvenir par une panlogique qui aurait été en réalité une panmalhématique, après tout assez semblable à celle de M. Brunschvicg lui-même. Ne serait-il point déplorable que l’on ne dise un jour de l’effort philosophique de M. Brunschvicg ce qu’il a dit de l’effort de son prédécesseur Bussell, p. 80 : « Son formidable édifice, lié en apparence à toute l’ampleur et à tout le raffinement de la métaphysique moderne, s’est disloqué comme par l’effet d’une piqûre d’épingle sur un ballon énorme et mal protégé. » Certes, M. Brunschvicg a raison de suivre Lachelier, « le logicien qui a su retrouver dans les figures du syllogisme les démarches vivantes de l’esprit ». .Mais l’erreur de Bussell n’est point d’avoir assimile la logique des mathématiques à la logique d’un discours supérieur et compliqué, c’est d’avoir méconnu que deux réalités sont irréductibles : la mathématique et le concret. La mathématique-univers du discours savant, a toujours un objet. Elle garde une référence à l’expérience.

A en croire le nouvel idéalisme, Kant a pleinement possédé cette puissance d’esprit géniale qui avait failli porter Descartes vers la vérité d’un monde purement mathématique. Mieux que Descartes il aurait compris que les étendues et les temps sont des catégories de notre esprit. Qu’on enlève donc leur en soi aux fausses apparences du monde sensible, voilà ce qui paraît essentiel pour M. Brunschvicg. Or, c’esl précisément ce qu’il importe au plus haul point de ne pas faire. Mais, pour l’idéaliste, l’expérience véritable ne portera plus que sur des relations, des mesures susceptibles de calculs. " Loin de prétendre s’isoler et s’ignorer, raison et expérience, dil M. Brunschvicg, p. 104, se tournent l’une vers l’autre ; elles se rejoignent et s’étreignent

pour substituer à l’univers de la perception comme à l’univers du discours l’univers de la science qui est le monde véritable. » Aussi le nouveau disciple de Kant ne peut-il pardonner à son maître (qu’il avait jugé pourtant si génial) d’avoir été comme illogique avec sa propre pensée, en maintenant la croyance plus que surérogatoire à des choses en soi. Cependant Kant avait bien dit à la satisfaction de M. Brunschvicg qui relève ce propos, p. 1118 : « Il n’y a de scientifique dans notre connaissance de la nature que ce qui est mathématique » (Premiers principes de la nature, trad. Andler-Chavannes, p. 6).

Le nouvel idéalisme, p. 120, voit dans la physique purement mathématique d’Einstein, où les temps sont multipliés par l’esprit autant que faire se peut, le triomphe du kantisme et de ses catégories subjectives. Cependant, ce n’est pas à un subjectivisme du moi que purement et simplement se rallie M. Brunschvicg. Il se rattache à la très curieuse Wellanschauung de M. Jean Piaget (Deux types d’attitude religieuse : i. Immanence et transcendance, p. 35) : « Le cogilo, dit M. Piaget approuvé par M. Brunschvicg, c’est le résultat de la réflexion sur les mathématiques. Le soi-disant subjectivisme kantien, c’est la prise de conscience de l’objectivité physique. L’intériorisation, en théorie de la connaissance, c’est l’expression directe et nécessaire de l’objectivité en science. Le réalisme seul est subjectiviste qui projette au dehors le contenu de l’esprit. L’idéalisme au contraire s’en tient à l’expression de l’activité scientifique authentique, laquelle a toujours consisté à appliquer au donné brut de la perception physique les connexions mathématiques dues au pouvoir législatif de l’esprit… » Bref, les mathématiques auraient l’avantage de dépersonnaliser, de désubjectiver la raison. Selon les analyses de Piaget et de Brunschvicg (et aussi selon les analyses quelque peu semblables du philosophe chrétien Maurice Blondel, que l’on retrouvera plus loin) il n’y aurait pas seulement deux termes entre lesquels le choix s’impose mais mieux trois termes « la transcendance, le moi et en dernier lieu la pensée avec ses normes impersonnelles ». Une doctrine curieuse sort de là, théologie en raccourci, théologie de compromis, qui revient à identifier Dieu « non pas au moi psychologique, mais aux normes de la pensée ». Divers esprits simplificateurs, à l’époque actuelle, sont favorables à cette manière de voir, rétablissant l’absolu en Dieu seul, dans cette idéale conscience qui, pour Brunschvicg, est purement mathématique. Une seule conscience : épiphénomène général, auquel nous participerions : Ce retour à l’averroïsme est inadmissible. Nier les absolus hors de Dieu est d’ailleurs une hétérodoxie beaucoup plus grave que celle d’Averroès. Les absolus irréductibles et irréductibles à Dieu foisonnent, infinis de petitesse qui sont en réalité des infinis de grandeur parce qu’ils sont d’irréductibles miracles. Le monde est riche de complexités concrètes, biologiques, physiques, infra-atomiques comme panstellaires. Il se décrit historiquement, géographiquement, concrètement. Les moyennes, les statistiques, les < probabilités » sont les mathématiques approximatives où les complexités réelles ne se laissent qu’imparfaitement inscrire. Les normes suivent, de loin, les substrats. Les substrats ne sont pas des néants obéissant mathématiquement aux lois. S’ils n’étaient que des néants, faute d’être par quelque biais des absolus, ils n’auraient même pas de quoi obéir aux lois. En ce cas chimérique, les lois ne seraient les lois de rien.

Ainsi les idéalistes peuvent être tentés de croire que le vieux problème posé par la théologie chrétienne n’a plus de sens et que les universaux avec leurs réalistes et leurs nominalisles sont éliminés de huis préoccupations. Eli vérité ce grand problème d’autrefois, ce