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RÉALISME. LA CRITIQUE IDÉALISTE


cipaux, si diverses que soient leurs philosophies personnelles. Le réalisme, simplement philosophique ou plus spécifiquement chrétien, aura à soutenir désormais une lutte non seulement contre le nominalisme, mais contre un retour au platonisme, à l’ancienne métaphysique établie par Platon et restaurée par Kant, lequel l’a, d’ailleurs, plus nettement orientée dans le sens d’un scientisme mathématique. Bien que le réalisme soit professé sous diverses formes, dans les pays anglo-saxons, en France avec Bergson, en Allemagne avec Husserl, il n’a pas encore remporté, dans l’esprit des contemporains, une victoire décisive. Il suffit, pour s’en rendre compte, de constater combien certaines allégations des idéalistes contemporains trouvent encore créance ou du moins sont laissées sans réfutation.

Aussi faut-il préciser l’importante position philosophique de cet idéalisme, au nom duquel le réalisme va être souvent condamné. C’est un vocable séduisant que ce terme d’idéalisme que ces philosophes d’une école déterminée ont comme retenu à leur profit. Selon l’acception qu’ils lui donnent, le terme idéaliste est d’ailleurs assez délicat à définir. On ne peut confondre l’idéalisme contemporain avec le subjectivisme radical, où il n’atteint que chez quelques disciples extrêmes de Fichte. Le mieux est de considérer que l’idéalisme est toujours un psychologisme extrémiste. Il voudrait être spiritualiste. A cette fin il croit nécessaire de minimiser ou de nier les données matérielles de l’univers. Souvent, il trouve en effet que la seule manière de ne pas être matérialiste est de nier l’existence de la matière. D’autres, parmi les idéalistes, professent à leur façon l’apophtegme aristotélicien selon lequel la matière est inconnaissable. Cet idéalisme a couvé lentement avant d’aboutir à la pleine crise de la conscience moderne. Le platonisme pensait déjà que la vraie résidence de la matière est l’idée séparée. Réduisant trop la matière au quantum, faisant de la pensée, et donc de l’idée, l’essence des créatures spirituelles, le réaliste Descartes s’approche encore davantage de l’idéalisme moderne. Insistant sur le fait que ce que l’on connaît n’est jamais connu que comme connu, Kant fait triompher l’idéalisme chez les philosophes. Lachelier en reste à ce stade, Psychologie et métaphysique, p. 151155 : « Dire que quelque chose est pensé comme existant c’est dire qu’il y a une idée de l'être… Aussi l’idée de l'être considérée comme contenu de la pensée a pour antécédent, pour garantie, l’idée de l'être considéré comme forme de cette propre pensée. » Ainsi ce n’est pas de l’expérience extérieure que l'être vient à l’esprit, selon l’idéaliste, c’est du dedans par la seule spontanéité spirituelle. Hamelin renchérit et dans son Essai sur les éléments principaux de la représentation, p. 8, il écrit : « On ne donnerait pas une idée fausse de la philosophie en disant qu’elle est l'élimination de la chose en soi. » Une telle position philosophique est radicalement inconciliable avec celle du réalisme chrétien, plus spécialement avec le réalisme scotiste qui aboutissait à conclure à l’existence d’un grand nombre de choses en soi, d’hseccéités. Tour l’idéaliste, il n’existera donc, selon le mot de Lachelier, qu’une « dialectique vivante ».

Le plus déterminé peut-être des tenants de l’idéalisme en France, M. Léon Brunschvicg, reprenant cette idée s’est demandé quelle est la forme la plus haute, la plus harmonieuse, la plus cohérente, la plus justifiée vis-à-vis d’elle-même que peut revêtir cette « dialectique vivante ». Il a trouvé que c’est la forme mathématique. Il faut selon lui que disparaissent toutes les références sensibles à des substrats, a des êtres en tant qu'êtres. Des son ouvrage intitulé : La modalité du jugement, 1897, p. 7, Brunschvicg écrit de la philosophie de Kant : i l'être en tant qu'être cessa d'être une idée

philosophique, puisque c’est, par définition même, la négation de l’idée en tant qu’idée », puisque cette découverte montre une vérité qu’on ne connaissait pas auparavant, n’est-ce point que la pensée dans son état vrai, concret, historique constitue une marche au progrès, allant de découverte en découverte ? Examinant sous cet aspect l’histoire générale de la pensée humaine, M. Brunschvicg s’y persuada que c’est la pensée mathématique qui seule fait les découvertes, laissant s'évanouir les vains fantômes de la connaissance animale et sensible des singuliers.

Bref les théories de l’idéalisme qui privilégient l’espace et le temps, le temps étant lui-même conçu sous forme quasi-géométrique, aboutissent chez M. Brunschvicg à rejeter tout ce qui n’est pas absolument conforme à ces cadres mathématiques a priori. Le sensible, auquel le réalisme médiéval portait un si grand intérêt, fait horreur à l’idéalisme, spécialement à l’idéalisme de M. Brunschvicg. Être idéaliste, à la manière surtout de ce dernier, c’est donc, tout autant que préciser des doctrines constructives plus ou moins personnelles, instituer un vaste procès du réalisme.

Ces amis de l’idée plus ou moins platonicienne vont donc blâmer d’abord Aristote qui dans sa théorie de l’abstraction fait dépendre la pensée du sensible. La pensée est aux yeux de M. Brunschvicg et des autres idéalistes tout autre chose qu’un concept abstrait, tout autre chose qu’un discours fait de concepts. Heureusement Descartes vint. Pour l’historien idéaliste de la philosophie, Descartes est déjà un sauveur parce qu’il rétablit l’intelligence dans sa fonction propre. Serait-ce que Descartes est purement idéaliste ? Non ; mais il est géomètre et sa méthode toute géométrique trouve une science rigoureuse qui s’exprime d’ailleurs en géométrie. Voilà ce qui paraît solide. Malebranche conviendra ensuite que l'étendue est essentiellement intelligible. Leibniz inventera, au service des véridiques géomètres analystes, le calcul infinitésimal. Il y a bien çà et là des retours en arrière, mais les succès acquis restent acquis, et l’idéalisme qui considère que la science est œuvre de l’esprit humain triomphe des nouvelles victoires scientifiques par où l’esprit humain se révèle plus grand. Kant semble avoir expliqué ce pouvoir de l’esprit. Riemann semble le prouver plus sérieusement encore en désolidarisant la géométrie d’avec les postulats fixés par Euclide. Tout récemment encore Einstein détruit par son relativisme — l’idéalisme n’est-il pas le relativisme même ? — une vieille confiance routinière en l’existence de « qualités premières et intuitives ».

Toutes ces conclusions qu’il avait pensées ou repensées pour lui-même au cours d’une vie entièrement vouée à de telles méditations, toutes ces conclusions dont l’ensemble même était dirigé contre le réalisme, M. Brunschvicg les a mises au point et exposées avec concision dans son livre Les âges de l’intelligence, 1934. Cet ouvrage qui n’est pas le plus complet s’il s’agit d'étudier la philosophie personnelle de ce penseur, est le plus utile s’il s’agit d'étudier la critique idéaliste du réalisme. Or, si l’on connaît généralement assez bien les positions centrales de l’idéalisme, on néglige trop les arguments précis que l’idéalisme dirige contre le réalisme. Ces arguments doivent être pesés.

Selon le nouvel écrit idéaliste consacré à cette critique du réalisme chrétien, la philosophie médiévale, celle des substrats et des êtres, est la pensée de l’enfance balbutiante de l’humanité. L'âge mûr philosophique aurait produit la philosophie contemporaine, celle des normes, des mathématiques, des sciences. Il est toujours bon de se méfier de ces procédés qui évoquent de prétendus âges de l’intelligence. D’aucuns diront malignement que l'âge mûr c'était la pensée médiévale et la décrépitude l'âge contemporain.