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RÉALISME. LA CRITIQUE IDÉALISTE


de la sorte, non seulement à la simple dialectique mais, ce qui est plus important, aux démarches prudentes du théologien une aire de sécurité réaliste, un domaine de travail légitime, et, pour employer les expressions qu’emploie M. Brunschvicg : « un univers de discours » qui reste encore un « univers de réel ».

VI. De la philosophie réaliste de la conscience

A LA CRITIQUE IDÉALISTE MODERNE DU RÉALISME

médiéval. — Parce que le xvie siècle a brillé dans les arts plastiques, on se le figure volontiers comme un siècle en progrès dans la pensée humaine. En réalité, il y est surtout marqué par les progrès de l’humanisme trop littéraire et relativement peu philosophique. C’est l'époque où le nominalisme excessif déborde de plus en plus de la philosophie dans le domaine de la religion. Cependant l’anarchie métaphysique du xvie siècle n’est pas due au manque de préoccupation philosophique. Elle tient seulement au manque d’unité des esprits. Toutefois, les penseurs les plus divers semblent avoir hérité des philosophies médiévales, thomisme, scotisme, occamisme, le souci de la psychologie expérimentale servant de base commune à la morale et à la métaphysique, tout en demeurant en liaison avec le développement réel des sciences exactes à la fois expérimentales et mathématiques.

Il ne se pouvait pas que la renaissance catholique en France au début du xviie siècle, au temps de Bérulle, avec ses préoccupations apologétiques et mystiques n’aboutît pas sur le terrain ainsi délini, à de nouveaux efforts en faveur d’un réalisme psychologique et théologien. Ce fut en effet l'époque de Pascal et, plus particulièrement encore pour la métaphysique, l'époque de Descartes. « Je pense donc je suis » est l’aphorisme essentiel de cette philosophie de la conscience qui remonte à Scot, et jusqu'à saint Thomas d’Aquin. Cet aphorisme se systématise dans la pensée de Descartes. Est-ce au point qu’il faille voir dans le psychologisme qu’est bien le cartésianisme le rejet du réalisme médiéval qui serait déjà considéré comme trop matérialiste ? Descartes serait-il le chef de file des idéalistes modernes ? Non. Il ne l’est que pour ceux qui le considèrent, si l’on peut dire, rétrospectivement, à travers Kant. Son psychologisme même n’aurait pas elîrayé les contemporains de saint Thomas. Il faut reconnaître cependant qu’il a anémié le réalisme traditionnel par une opposition arbitrairement schématisée de la matière substance étendue et de l’esprit substance pensante. Il a donné, sinon une raison, du moins un prétexte à ceux qui ont fait de la physique une science purement mathématique. Mais Descartes eût protesté le premier, en théologien qu’il était, contre ceux qui voudront réduire le monde à une mathématique universelle. N'était-il pas d’ailleurs le théoricien d’une doctrine fort réaliste de l’univers celle des « natures simples » ?

Mais après Descartes, il y eut Kant, que le réalisme ne peut retenir à aucun prix, malgré les efforts de ce philosophe pour doubler son idéalisme transcendantal d’un réalisme empirique. Certes, à lire Kant, on a parfois l’impression qu’il maintient une certaine objectivité, une certaine réalité à l’espace et au temps, lui vérité, s’il les hypostasic, c’est à titre de cadres de connaissance. Ce qui est « objectif », ce n’est pas, dans son vocabulaire, ce qui correspond à une réalité extérieure. Kant a été séduit par l'économie de pensée réaliste qui avait été réalisée par les sciences newtoniennes ; le mot objectif n'équivaut plus pour lui qu'à nécessaire et à universel. Kant se plaît à opposer cette réalité subjectivement organisée et privilégiée de l’espace et du temps, à ce qu’il juge être la pure subjectivité des déterminations qualitatives de la sensation. La sensation ne mérite même pas à ses yeux le titre de phénomène. Le phénomène est selon lui, une organi sation dans l’espace et le temps. La sensation, liée de trop près à l’inconnaissable noumène, lui paraît une matière informe que l’esprit adapte à ses catégories propres, considère, pour employer un terme vulgaire, avec ses « lunettes » spécifiques. De sa détermiuation étroite des concepts d’espace et de temps, l’espace hypostasié, le temps réduit à une unité d'être qui rappelle l'être ultra-abstrait de Parménide, Kant tire une légitimation des sciences apodictiques à type mathématique. Mais, vidant du même coup l’univers de tout ce qui constitue très exactement ses réalités et ses richesses, c’est par là qu’il méconnaît non seulement la valeur de certaines idées générales reposant sur le concret mais, ce qui est beaucoup plus grave encore, la valeur de la connaissance du concret. Kant imagine que l’esprit humain plaque une organisation toute subjective sur le monde extérieur, qu’il lui suffit de déclarer inconnaissable et comme inorganisé, donc inconsistant. Où a-t-on vu l’esprit déployer ainsi à la surface de noumènes (jamais constatée) l'étoffe toute tissée par lui, de la connaissance sensible ou abstraite, abstraite à un premier degré de déploiement, sensible lorsque le déploiement est complètement réalisé? Ce système est à rejeter, non pas seulement parce qu’il est ruineux des vraies valeurs aussi bien abstraites que concrètes, mais parce qu’il constitue, dans le fond, dans l’attirail faussement technique de ses vocabulaires et de ses explications, non pas une hypothèse sérieuse, mais une conjecture impudente. Il n’impressionne que les esprits non avertis, ceux-là mêmes que ce que l’on peut considérer en un sens comme sa première édition, le platonisme, avait impressionnés jadis. Il n'échappe pas à la critique qu’en fait H. Bergson, La pensée et le mouvant, p. 81. « Tout l’objet de la Critique de la raison pure, écrit M. Bergson, est d’expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents. Et l’on sait de quel prix elle nous fait payer cette explication : l’esprit humain imposant sa forme à la « diversité sensible » venue on sait d’où : l’ordre que nous trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mêmes. De sorte que la science serait légitime, mais relative à notre faculté de connaître et la métaphysique impossible, puisqu’il n’y aurait pas de connaissance en dehors de la science. L’esprit humain est ainsi relégué dans un coin comme un écolier en pénitence : défense de retourner la tête pour voir la réalité telle qu’elle est. Rien de plus naturel si l’on n’a pas remarqué que l’idée de désordre absolu est contradictoire ou plutôt inexistante, simple mot par lequel on désigne une oscillation de l’esprit entre deux ordres différents. »

La théologie des pays protestants semble avoir été victime de ce kantisme qui ôte une partie de la réalité a Dieu pour la donner à l’homme, à la création purement humaine substituée à la création divine première. Ceux dis idéalistes qui succédèrent à Kant accentuèrent encore son anthropocentrisme. Un dilemme se présente dès lors aux âmes religieuses : ou bien il faut agréer une religion nouvelle, fondée non sur la Bible extérieure ou sur une révélation impossible dans l’autonomie de la conscience, et il faut baser cette religion sur la seule expérience religieuse intérieure subjective : ou bien, pour autant que Dieu diffère de l’homme au sein de cette expérience où l’on ne voudrait pas diviniser l’homme purement et simplement, on est obligé de retourner subrepticement à un commencement de réalisme, par exemple à un réalisme immatérialiste et au moins spirilualiste comme l’idéalisme de Berkeley. Dans cette dernière position, à moins de trop donner encore à l’homme, on restitue subrepticement des valeurs objectives a la création et à Dieu.

Il n’en reste pas moins vrai qu’avec Kant les philosophes modernes ont trouvé un de leurs maîtres prin-