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REALISME. SAINT THOMAS


rieur de l’intellect expliquerait à la rigueur une sorte de bombardement de l’esprit par des particules matérielles. Elle n’expliquera ; t pas la réaction toute psychique de la connaissance, ni même la présence des images matérielles dans la conscience. L’homme, par cette réaction intérieure qui dépasse les agitations de la matière et les reproduit dans la conscience, est un petit dieu, comme s’il refaisait dans son microcosme le vaste macrocosme. C’est un dieu partiel, il est vrai, puisqu’il ne fait le monde que peu à peu, en partie et conformément à un modèle objectif. Malgré tout, c’est un petit dieu que l’homme connaissant. Son prodige dans la connaissance, ne faut-il d’ailleurs pas l’expli quer par le fait que l’homme est comme fils de Dieu et à son image ? N’est-ce pas finalement au miracle de la puissance du Dieu créateur à rendre compte des merveilles des créatures ? Et quelle merveille plus grande que la vie psychique d’un esprit comme l’homme dans une ambiance matérielle ? Dans l’homme, lui-même corps et âme, qui pouvait mettre cette harmonie, qui pouvait répartir les indépendances et les dépendances des êtres surtout des « substances intellectuelles », si ce n’est Dieu en personne ? Dieu crée non seulement chaque fragment d'être, mais la création tout entière, ainsi que le requiert la foi catholique. La vraie relation entre chaque être isolé à la manière d’une monade leibnizienne (le vinculum, non vinculum substantiæ, mais vinculum substanliarum) c’est Dieu lui-même. La relation serait un être de pure raison, si elle n’avait ses plus profonds titres à être dans les êtres qui sont ses termes. Qu’un être hors série soit l’auteur des deux êtres en relation, il est du même coup l’auteur du destin commun de ces deux êtres, liés en un superêtre créé, pourvu qu’on appelle superêtre la totalité des deux êtres en question, totalité h qui doit correspondre comme une spéciale subsistance, et non pas une relation, privée arbitrairement de ses deux termes ontologiques. Si l’on ne veut pas de ce Dieu explicatif de saint Thomas on retombe à l’agnosticisme ; saint Thomas a donc réussi à lier le réalisme universel au subjectivisme humain. Il a résolu le problème de la construction du monde parl’esprit, problème auquel Kant s’emploiera, avec moins de succès. Chez saint Thomas (et chez son disciple le P. GarrigouLagrange, cf. Le sens commun, la philosophie de l'être et les principes dogmatiques), on ne se contente pas d'étudier les principes du cheminement de l’esprit dans un ordre logique. On montre comment ces principes du cheminement de l’esprit postulent tout le réalisme. Si l’on considère, par exemple, le principe très simple « ce qui est est », on y trouve tout autre chose qu’une simple tautologie. Ce principe d’identité équivaut à cet énoncé : « ce qui apparaît comme phénomène possède une valeur absolue métaphysique. » Le principe de raison d'être ou de raison suffisante : « Tout ce qui est a sa raison d'être », « tout est intelligible », se rattache au principe d’identité ainsi conçu ontologiquement. Garrigou, op. cit., p. 108. Ce qui est synthétique a priori, c’est l’affirmation nécessaire de l’intelligibilité, de l’ordre et de la réalité de l’univers. Ce qui est analytique a posteriori, c’est la description que l’on fait de l’univers par les différentes applications des premiers principes, liant ou détachant de l’ensemble du cosmos les divers ("1res qui apparaissent, les divers événements qui se produisent. Dans le problème primordial de la connaissance, la philosophie moderne, trop souvent à la remorque d’un kantisme étroitement conceptuel, n’a guère étudié que le de modis cogilandi. Certes, cet aspect du grand problème n’est pas négligeable. Mais le tort de beaucoup d’idéalistes modernes a été de trop se désintéresser du caractère complexe, concret, sensible, irréductiblement donné, qui caractérise les objets de la connaissance. Il eût fallu se soucier

davantage de rébus cogitatis. Elles ne sont pas négligeables si elles mènent au Dieu créateur des choses et des esprits, si ce Dieu trouve utile de penser les choses et de les faire penser aux autres esprits.

Thomas d' Aquin avait largement ouvert la voie à un réalisme dans le prolongement de celui d’Abélard, creusant plus profondément le sillon déjà tracé par le premier en date des philosophes parisiens. Mais il ne faut pas demander à Thomas d’Aquin d’avoir poussé le réalisme à ses ultimes conclusions acceptables, encore moins à ses extrêmes conclusions outrancières. Il était demeuré, comme ses contemporains et comme beaucoup d’hommes de tous les temps, légitimement émerveillé par ce haut prestige de l’intelligence qui est de pouvoir grouper et comparer des images matérielles afin d’en tirer des idées abstraites. Il s’ensuivit que ce même philosophe, qui faisait équivaloir, au sens large du mot, l’intelligence avec l'âme humaine, d’un autre côté restreignait le terme d’intelligence à signifier la faculté d’abstraire. En cette dernière signification, il était supposé implicitement que la connaissance des singuliers, de ces singuliers que l’homme connaît pourtant, ne constitue qu’une simple connaissance sensible inférieure. Il arriva même à saint Thomas d’insister sur le fait que, dans la connaissance confuse qui précède la connaissance exacte, ce sont ces idées abstraites qui, peu à peu, viennent s’appliquer sur le cas singulier pour le faire connaître intellectuellement. Le fait est exact. Mais les premières suggestions, qui se présentent à l’esprit à propos d’un objet lointain restent insuffisantes précisément tant qu’on n’est point parvenu à la connaissance concrète.

Saint Thomas n’a pas eu le temps de pousser plus loin sa théorie de la connaissance. Mais son explication réaliste de la multiplicité des intellects était si forte que tous ses contemporains y acquiescèrent implicitement, tandis qu’avant lui tous avaient l’opinion contraire. Aussi, à ladatede 1270, les autorités ecclésiastiques et universitaires parisiennes condamnèrent tous ceux qui croyaient à l’unité spécifique et idéaliste de l’intelligence. Les anciens avicennisants ne furent pas les derniers à porter cette condamnation ou à y applaudir. On comprenait maintenant si bien, autour de saint Thomas, les conditions pluralistes et personnalistes du réalisme philosophique et théologique, qu’on reprochait même à Thomas d’Aquin ses timidités, ses coquetteries partielles ou plutôt apparentes avec les hérétiques idéalistes qu’il avait combattus. On affectait parfois de se scandaliser de quelques allégations de saint Thomas qui paraissaient inopportunes et même sans fondement. Thomas d’Aquin avait déclaré que, selon une logique supérieure et abstraite, les âmes séparées apparaîtraient identiques en dehors de leurs compromissions avec la matière, leurs différences provenant seulement des matières inégalement pesantes qu’elles ont à traîner, des corps plus ou moins fâcheux où elles s’empêtrent. Cette « individuation par la matière seule » présentait une forte occasion de scandale à qui voulait se scandaliser. C'était, d’aucuns ne voulaient pas en douter, supprimer la responsabilité morale et faire dépendre tout l’homme de son corps. Thomas d’Aquin enseignait, au contraire, que le corps est fait pour l'âme et non l'âme pour le corps. On ne voulait voir que dans sa lettre sa thèse aristotélicienne sur l’individuation. On condamna donc, comme tiop idéaliste à la manière grecque, ce philosophe du réalisme chrétien ; et on le condamna en compagnie des paganisants, des nécromanciens, des pornographes, peu de temps après sa mort, en 1277, à l’occasion d’une sorte de compendium des idées subversives colllgé par l'évêque de Paris, Etienne Tempier, et quelques docteurs en général boiiaventuriens. Voici les propositions qu’on attribuait, pour le perdre, à Thomas d’Aquin : quml