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    1. RÉALISME##


RÉALISME. LES PHILOSOPHIES GRECQUES

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et que « l’esprit du sujet n’est rien de plus qu’un réceptacle transitoire du monde intelligible ». Cette nouvelle remarque du P. Laberthonnière est d’importance capitale. Ibid., p. 17. « Les idées (de chaque esprit) ne sont pas ses idées mais les idées. Et les idées sont les essences éternelles dont il reçoit ses déterminations. » Voilà la grande différence entre ce que l’on pourrait appeler V idéalisme platonicien et ce qui constitue l’idéalisme kantien, où la part de l’activité subjective constructive dans la production des idées est mise en particulière évidence. Bref, le platonisme en reste à se contenter d’une primitive schématisation d’idées, ces idées étant considérées, dans leur éternité, comme extérieures à l’individu qui en ressentirait, comme passivement, on ne sait trop quelle participation indéfinissable.

Il est si vrai que les positions philosophiques commandent déjà l’accès des positions religieuses, que ce n'était pas seulement un vague spiritualisme qui émanait des spéculations platonisantes. C'était toute une manière morale et religieuse de prendre la vie. De cette proposition, en apparence inoffensive : « Il n’y a de science que de l’idée qui est universelle et qui, parce qu’elle échappe au temps et à l’espace, peut se définir ; il n’y a pas de science du particulier, de l’individuel », le contemplatif platonicien tirait cette conséquence : « Le monde sensible est l’objet d’opinion ou de conjecture, mais non de certitude et d’affirmation… Fuyons de ce monde en l’autre. » Ce conseil de Platon suggère au P. Laberthonnière une critique fondée, op. cit., p. 20-21 : « On parle souvent, écrit-il, de l’idéal des philosophes grecs. Mais il faut bien remarquer que c’est un idéal statique ; simplement beau à voir… Il n’agit pas, il ne travaille pas du dedans la réalité. Il est et rien de plus. » A-t-on le droit de dire que le devoir, au sens que l’on donne actuellement à ce mot, n’a pas de place dans ce système ? Ce serait peut-être trancher un peu vite. A-t-on même le droit d’imputer sans restriction à Aristote cette thèse que Dieu ne connaît pas la matière, parce que pour lui la connaître serait participer à son imperfection ? En tous cas le dédain de la divinité pour les phénomènes de ce monde est une thèse qui est en suspens dans la philosophie grecque et que d’aucuns y professeront expressément. Seulement le P. Laberthonnière, en ne dénonçant que ce statisme de la pensée grecque, oublie qu’en d’autres occurrences cette pensée a produit — c’est le cas d’Heraclite — les plus déterminés des philosophes du devenir. « Tout devient. Tout change. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Le P. Laberthonnière, à faire cette constatation, n’en aurait eu que plus de force pour concentrer sur le seul Platon (Aristote luimême devant être laissé un peu en dehors du débat), sa critique du hiératisme simplet. Il est vrai que l’historien peut considérer qu’une théorie du devenir informe, amorphe ici-bas, est dans la pensée grecque la contre-partie, gauchement brutale, de la contemplation des vérités éternelles de l’au-delà.

Les Grecs auraient donc tendance à négliger que l’existence de chaque être, tout comme l’existence de l’humanité, tout comme l’existence du Cosmos, constitue une série d'événements, une histoire où, non seulement tout devient et se transforme, mais où l’on connaît réellement, dans leurs devenirs et leurs transformations, des êtres distincts, irréductibles les uns aux autres, irréductibles à un vague concept. D’où les choses viennent-elles et où vont-elles ? Création et fin du monde ? Voici des problèmes que la pensée grecque, pas assez soucieuse de faire collaborer l’histoire à la métaphysique, ne s’attarde guère à résoudre. Platon constitue simplement dans les nuées avec beaucoup d’art, un peu d’artifice et quelque peu de sophisme un idéal à contempler. Son habileté consistait en une

superposilion de l’idéal à la réalité. Mais cette habileté n’est pas philosophiquement honnête et il y a du vrai dans le blâme que prononce le P. Laberthonnière, p. 31 : « Toute cette sagesse consiste à penser le monde comme pour oublier de vivre, à s’enchanter de spéculations comme pour se soustraire au mystère poignant de l’existence et à la responsabilité que l’existence implique. Mais le mystère de l’existence et sa responsabilité sont toujours là : et on a beau oublier de vivre, il faut vivre quand même et il faut aussi mourir. La philosophie grecque n’y remédie pas. Elle fait dans le temps un rêve d'éternité. Mais le temps l’emporte et son rêve avec elle, impuissante qu’elle est à se dérober à ses atteintes. »

Dans la suite de son développement, le P. Laberthonnière, qui a le sentiment d’avoir été trop absolu par son blâme, essaie d’en restreindre la portée. Il lui eût fallu préciser que, parmi des systèmes de penseurs grecs bien plus concrets et réalistes que celui de Platon, on peut admirer la pensée d’un soi-disant néoplatonicien qui a été surtout un néo-aristotélicien, sur lequel par ailleurs des influences diverses, même chrétiennes, ont pu agir : Plotin. On se demande si parmi d’autres influences qui ont pu agir sur Plotin ne se trouveraient pas les l’panishads hindous. Sa sagesse n’est pas seulement concrète parce qu’elle réussit à expliquer le mal par des causes individuelles. Elle l’est à un autre titre, en ce qu’elle réintègre le temps dans l'être a tilre d’extension, de permanence et de durée. Elle convie donc à une contemplation enrichie et comme historique, faite d’histoire. Certes les spéculations des philosophes sur le Verbe alexandrin avaient pu aider déjà saint Justin, jusque là païen, à rallier le christianisme. Mais, à plus forte raison, le réalisme plotinien trouvait ce que la spéculation platonisante cherchait à tâtons. Ainsi fut-il précieux à saint Augustin, non seulement pour parfaire sa conversion, mais pour élaborer sa théologie. Le paganisme religieux et réaliste de Plotin suffirait à prouver, s’il en était besoin, que l’idéalisme grec n'était pas absolument exclusif de tendances pluralistes et concrètes et que le réalisme n’est pas une invention du catholicisme.

Il n’en reste pas moins vrai que le christianisme à tendances totalitaires suppose, postule en philosophie un réalisme absolutiste. Le P. Laberthonnière a eu raison d’y insister, p. 38, en termes qui méritent une approbation sans réserve : « Si nous regardons, dit-il. le christianisme dans ses sources qui sont l’Ancien et le Nouveau Testament, nous constatons qu’au lieu de se présenter, comme une doctrine abstraite, comme un système d’idées fixe et immobile au-dessus de la réalité changeante du monde, il se présente au contraire comme constitué par des événements occupant une place dans la réalité même du monde qui se déroule a travers le temps. A ce titre, il est une histoire. Et rien que par là, au premier coup d’oeil, se manifeste combien profondément il diffère de la philosophie grecque. > Sans doute, il y a une part de doctrine dans le christianisme, mais c’est selon le mot du P. Laberthonnière « doctrine concrète ». On pourrait dire : événements, événements déclenchés par leurs causes, suivis de leurs conséquences. Le péché originel, l’incarnation, la rédemption, voilà des événements. Dieu lui-même constitue comme le premier, le plus durable des événements, l’Acte pur. Certes, la notion même d’humanité ne disparaît pas dans le christianisme qui insiste au contraire sur le fait que tous les hommes sont solidaires. Mais, élu ou réprouvé, coopérateur par ses œuvres ou ses scandales du salut ou de la perte d’autrui, chaque homme apparaît au christianisme comme irréductible à ce voisin sur lequel il influe. L’humanité n’est plus pour le chrétien un troupeau, elle est une machine organisée et chaque homme y est un rouage.