Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 13.2.djvu/211

Cette page n’a pas encore été corrigée
1835
1836
RÉALISME. LES P H I LOSO P H I ES GRECQUES


le christianisme le débat fut plus nuancé. Sans qu’il y ait lieu de réduire les origines chrétiennes au jeu de quelques mythes platoniciens, comme il fut de mise chez certains critiques il y a un siècle, on tend de plus en plus à admettre comme un lointain apparentement, mieux : un < halo » commun plutôt qu’une atmosphère commune. Les deux vues du monde pour être vaguement apparentées n’en étaient pas moins nettement discordantes. Divers historiens récents de la philosophie ont compris qu’il y avait, avec le christianisme, une rupture dans l’idéal spéculatif ou religieux de l’humanité, soit qu’on ait considéré, avec M. Emile Bréhier, comme une « intrusion » de la philosophie chrétienne, soit qu’on ait parlé, avec Pierre Lasserre, du Drame de la métaphysique chrétienne, soit qu’on ait dénoncé davantage encore, le divorce entre la théorie scolastique thomiste de l’essence et de l’existence distinctes et la science philosophique antique ou contemporaine, préféré par M. Louis Rougier dans : La scolastique et le thomisme. Mais, de tous les philosophes qui ont su pressentir l’irréductibilité des philosophies chrétiennes et païennes, celui qui semble avoir décelé la contradiction avec le plus d’acuité est le P. Laberthonnière dans son petit livre : Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec. Laissant de côté l’incompatibilité manifeste des scientismes et du christianisme sous ses diverses formes, le P. Laberthonnière a trouvé le moyen de dégager, de définir, de situer les deux termes, cpii révèlent le mieux le débat angoissant et délicat : réalisme, idéalisme. Désormais, sous ces désignations générales, deux courants d’idées vont s’affronter, mêler leurs eaux, tourbillonner. Ce n’est pas seulement aux origines chrétiennes que ces deux courants vont ainsi se combattre. Le christianisme, qui sous sa forme « intégriste » est réaliste, luttera de toutes ses forces contre un idéalisme issu de Kant dans les temps modernes. Mais il est vrai que ce combat philosophique a commencé plus tôt et qu’il date de ce que l’on a bien le droit d’appeler en effet l’idéalisme grec issu de Platon avant Kant. Le christianisme devait le rencontrer comme un obstacle, dès son essor, avant de le briser. Est-ce à dire que le petit livre du P. Laberthonnière demeure toujours parfait ? Le problème qu’il a vu ou deviné, en tout cas dont il a désigné les termes avec bonheur, a-t-il été très exactement situé par lui ? Non. Le Saint-Office le fit savoir, dès 1907, par un décret qui mettait l’ouvrage à l’Index. C’est que — on aura l’occasion de s’en rendre compte — le P. Laberthonnière, après avoir montré les exigences réalistes du christianisme, aboutissait à faire dissoudre ce réalisme dans une sorte de demi-relativisme, dans une vue du monde que beaucoup jugèrent atteinte de la déformation moderniste. A un tout autre point de vue, qui a aussi son importance, le P. Laberthonnière exagérait beaucoup lorsqu’il ne voulait voir dans la pensée grecque pas autre chose qu’un idéalisme selon Platon. Le réalisme chrétien ne fait que développer le réalisme implicite du sens commun vulgaire, assez réparti parmi tous les hommes. Chez les Grecs, Aristote tendait par bien des points de sa doctrine a un réalisme des plus nets. Plolin, espril religieux mais païen, est même, à l'époque hellénistique, un philosophe réaliste qui servira à beaucoup de réalistes de tous les temps. Par de tels docteurs réalistes, les Crées influeront sur les plus grands réalistes chrétiens. Saint Augustin doit beaucoup à Plotin, saint Thomas doit beaucoup à Aristote. Le P. Laberthonnière qui a VU que le réalisme convient au christianisme s’est fourvoyé en faisant du réalisme l’apanage du christianisme seul. On pourrait ainsi concevoir une foule de positions philosophiques nullement chrétiennes et qui exigeraient pourtant un réalisme ferme. Ces réserves étant faites, et elles sont d’importance, on peut trouver profil à ana lyser, même avec le P. Laberthonnière, un certain idéalisme latent en beaucoup de pensées grecques, et à le décrire comme un obstacle au réalisme chrétien ; en sorte que, pour le chrétien, un certain choix philosophique s’imposait.

Le principe le plus général et le plus simple de la vieille tendance idéaliste des Grecs est tout simplement la survivance, comme en tout esprit humain, de la mentalité primitive. La technique de M. Lévy-Brûhl, telle qu’elle s’est à présent précisée et assouplie, discerne dans la mentalité des primitifs non pas une mentalité absolument opposée à la mentalité d’une humanité plus mûrie, mais une sorte d’infantilisme, qui guette tous les adultes, et qui consiste à user un peu à tort et à travers des grands principes de la raison. On a tôt fait de dire : post hoc, ergo propler hoc. Les phénomènes sont facilement liés en séries causales ou bien ils sont classés en bloc dans la même catégorie parce qu’ils se ressemblent plus ou moins vaguement. Bref, on tâche, au petit bonheur, d’utiliser ce fait qu’il y a des analogies dans l’univers, de quoi, espère-t-on, rendre l’univers compréhensible, évaluable, catalogable.

A partir de cet infantilisme primitif, la pensée grecque aboutit souvent à ce que l’on peut considérer comme une toute première adolescence de la pensée. A ce stade, on maintient, quoique avec plus de doigté, les mystifications commodes qui permettent de penser l’univers à bon compte. Le conceptualisme s’est créé par mesure d'économie pour éviter de penser les multitudes mouvantes des phénomènes. On éliminera, de la sorte, le mouvement et le temps difficiles à analyser logiquement. Comme il existe, par ailleurs, des aspects de profondes vérités éternelles dans le kaléidoscope toujours changeant de l’univers, on n’en fut que mieux fondé à se contenter d’une rapide idéalisation de la nature. Voilà ce qu’a si bien décelé le P. Laberthonnière en une remarque qui ne peut être négligée désormais, Réalisme chrétien et idéalisme grec, p. 14-15 : « Comment arriver à penser le monde, le monde qui étale sa réalité en multiplicité infinie dans l’espace et en mobilité sans arrêt dans le temps ? » D’aucuns y renoncèrent à l'époque grecque, qui furent les sceptiques. D’autres utilisèrent à leur insu le génie propre à leur civilisation. La civilisation grecque réduit ou plutôt fixe toutes ses richesses par la précision de ses canons. Les philosophes, conformément au génie de leur race, cherchèrent donc les canons des phénomènes mouvants. Ils trouvèrent des idées, des abstractions. « Pour penser le monde, à la réalité des choses ou des êtres individuels qui ne peut être appréhendée par l’esprit parce qu’elle est incessamment fuyante et infiniment multiple, ils substituèrent donc par abstraction les idées des choses et des êtres. Ainsi naquit ce qu’on a appelé la philosophie des concepts. Quel que soit le rapport qu’ils imaginent entre les idées et la réalité, entre le monde intelligible de la pensée et le monde sensible de l’expérience, et si opposés par exemple que soient sur ce point Aristote et Platon, c’est toujours le même service qu’ils demandent aux idées. Par elles, dans le multiple ils trouvent l’un et dans le mobile ils trouvent le stable à quoi leur esprit peut se prendre et se tixer. Ils idéalisent donc la matière pour la considérer sub specie œternitatis, afin qu’elle ne leur échappe plus. » 'routes ces considérations méritent d'être retenues pourvu qu’avec le P. Laberthonnière lui-même (mais plus que lui) on insiste sur la différence entre Platon et Aristote, Aristote sauvegardant beaucoup plus quc Platon le réel multitudinisme des phénomènes concrets.

Qu’on appelle comme on voudra : idéalisme, ou même, si l’on veut, réalisme cette métaphysique à bon marché à laquelle se tient Platon, on y trouvera toujours quc les idées y sont présentées comme les absolus