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RATIONALISME. LA FIN DU XIX* SIÈCLE


nouveauté « rationaliste », si l’on peut ainsi dire, c’est l’organisation en système de la morale utilitaire avec Bentham (1748-1832). Sans parler des applications pénales et législatives qu’il fait de sa théorie, il pose comme règle suprême de la morale : le plus grand bonheur du plus grand nombre. Est bon l’acte d’où nous pouvons prévoir que nous retirerons le plaisir et que la société, qui sert l’intérêt de tous, approuvera pour le profit qui lui en revient. Bentham a établi l’arithmétique morale, c’est-à-dire une science qui étudie la valeur comparative des plaisirs, et il condamne « la doctrine étrange » qui considère le plaisir comme un mal et la douleur comme un bien. Cf. Introduction to the Principles of Morals and Législation, 1789. Stuart Mill (1806-1873) complétera cette doctrine. Il s’efforcera de prouver que la morale de l’intérêt peut rendre compte du préjugé moral de l’humanité, satisfaire les âmes élevées et devenir sans contradiction une morale sociale. De la même époque et se plaçant au seul point de vue économique sont Malthus (17661834) Essay of the principle of population, 1798 ; Ricardo (1772-1823), Principles of polilical Economy and Taxation, 1827, et James Mill (1773-1836) Eléments of political Economꝟ. 1821. Cf. E. Halévy, La formation du radicalisme philosophique, 1901-1904, 3 vol. in-4°.

2° Deuxième période : Après 1850. — 1. Caractères généraux. — Abandonnant les grands systèmes métaphysiques, l’esprit revient à la critique. Il soumet à la discussion toutes les croyances chrétiennes, les affirmations des Livres Saints, les données de l’histoire religieuse. On retourne au xviiie siècle. Mais ce n’est plus au nom du bon sens que se fait cette critique ; c’est au nom de la « Science ». A Fichte, à Hegel, on préfère Kant, Condillac, Comte, et les doctrines favorites seront le darwinisme et l'évolutionnisme de Spencer. On soumet donc toutes les idées au contrôle des faits. Le positivisme domine. C’est le règne du scientisme, suivant le mot de Renouvier, c’est-à-dire de la science qui dépasse ses droits.

Devant les indéniables progrès de la science, conçue comme la connaissance de faits bien observés et de leurs lois, ramenées elles-mêmes à des lois de plus en plus générales, en attendant — le progrès ne permet-il pas cette espérance ? — que l’on arrive à formuler la loi suprême du Tout, l’axiome éternel, ses représentants ont formulé les affirmations suivantes comme d’incontestables postulats :

1. La certitude scientifique est la certitude-type. En dehors d’elle, il n’y en a pas. Les données de la révélation ne sont donc pas certaines.

2. Les seuls objets de la science sont du domaine de l’observation et de l’expérience. Dieu et l'âme sont donc exclus du connaissable.

3. Rien de ce qui existe n’est en dehors de la science. Elle doit fixer les lois de la morale comme les lois de la physiologie.

4. Puisque la science englobe tout le réel et en fixe les lois selon la même méthode, elle est une.

5. Les lois qu’elle proclame ont ce caractère d'être universelles, nécessaires donc immuables. Le miracle ne peut jamais être qu’une supercherie et une illusion. Il n’y a pas de surnaturel : c’est un fait.

6. La religion n’est donc qu’une affaire de sentiment sans objet.

2. La théorie de l'évolution : Inutilité de la création et monisme matérialiste. — La théorie scientifique qui a la vogue est certainement la théorie de l'évolution.

Elle a été entrevue par Diderot et préparée par Buffon (1707-1788). Aux trois premiers volumes de son Histoire naturelle, 1749-1788, 36 vol. in-4°, où il expose la Théorie de la Terre, il émet cette idée que la terre n’est point sorlic toute faite des mains du Créateur : elle s’est constituée par une lente superposition de couches

géologiques en 60 000 ans au moins — au lieu des 6 000 que l’on croyait lire dans la Bible. Il émettait également l’idée non de la filiation des espèces mais de leur suite : elles constituent pour lui une série parfaitement une, comme si leur formation correspondait à un plan. Le 15 janvier 1751, la Sorbonne censura quatorze propositions de l’Histoire naturelle, dont quatre relatives à l’origine du monde. Dix-sept ans plus tard, quand parurent les Époques de la nature, Buffon fut menacé de censure pour les mêmes raisons. A vrai dire, le danger n'était pas dans les propositions condamnées, mais dans ce fait que la science des origines s’organisait en dehors du christianisme. Buffon avait parlé comme si la Genèse n’existait pas, non qu’il voulût du mal au christianisme, mais la foi ne l’intéressait pas. Cf. D. Mornet, Les sciences de la nature au xvine siècle, 1911, in-8°. — A Buffon, fit écho F.-B. Robinet (1735-1820), qui devait publier en 1770 une Analyse raisonnée de Bayle et qui, dans son livre De la nature, Amsterdam, 1761-1768, 4 vol. in-8°, revenant aux théories de la Renaissance, voit dans la nature un vivant qui réalise des formes de l'être de plus en plus parfaites, dont l’homme est le sommet visible. Au-delà de lui, il n’y a plus que des intelligences dématérialisées. — Laplace (1749-1827), dansV Exposition du système du monde, 1796, la Mécanique céleste, 1799-1805, 5 vol. in-8°, en même temps qu’il aidera au déterminisme en démontrant la stabilité de l’univers au point de vue mécanique, préparera lui aussi les théories de l'évolution par son hypothèse sur l’origine du monde planétaire. — Peu après, Lamarck (1744-1829), Philosophie zoologique, 1809, formula la théorie transformiste. Il n’y eut primitivement, dit-il, que quelques espèces animales, peut-être, une seule. Mais, étant donné le milieu (climat, nourriture…), la loi du besoin, sous l’action de ce principe d’activité interne qu’est le pouvoir de la vie, créa dans les espèces primitives des modifications que fixa l’habitude et d’où sortit, à la longue, en vertu du même mécanisme, la variété des espèces. — Darwin (1809-1882) explique cette même évolution par la sélection naturelle qui s’opère par une puissance interne de variation agissant seulement pour l’adaptation, et sous l’action de la concurrence vitale ou lutte pour la vie. Cf. On the origin of Sprcies, 1859. L’espèce humaine, comme les autres, est née de là et les caractéristiques de l’homme : le développement intellectuel, les facultés morales, le sentiment religieux s’expliquent comme des variations utiles. Cela, Darwin l’avance timidement. — H. Spencer (1820-1903), qui rejoint la pensée de Comte, fait, pour ainsi dire, la synthèse de toutes ces hypothèses en soumettant toutes choses à la loi de l'évolution. Pour Laplace l'évolution est la loi de la formation de notre monde planétaire ; pour Lamarck et Darwin elle est la loi de la nature vivante ; pour Spencer, elle est la loi universelle, la loi de la formation des mondes, du développement des êtres, des idées, des institutions, des sociétés. La même force mécanique fait passer toutes choses » d’une homogénéité indéfinie et incohérente à une hétérogénéité définie et cohérente ». Dans ce monde que devient la morale ? Spencer rejoint la morale utilitaire. Les lois mêmes de la nature dirigent spontanément l'être vers son bien. Le bien consistera donc dans l’ajustement aux conditions du milieu. Quant à Dieu, Spencer ne le nie pas. Dieu est l’Inconnaissable — c’est Spencer qui a créé le mot agnostique — idée dans laquelle il voit autre chose que du négatif : l’Inconnaissable, c’est l'Être sans aucun des caractères positifs dont les religions entourent Dieu. C’est, si l’on veut, le fond des choses, la Force, dont la réalité est une manifestation. La science est ainsi complètement dégagée de la religion et la religion n’a plus rien à voir en ce domaine qu’est le monde, y compris société et morale.