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RATIONALISME. LE XIXe SIÈCLE, FRANCE


que chaque homme apporte en naissant. » Bréhier, loc. cit. Ce mal se constate en ce que l’impératif de la raison se présente comme une « contrainte assumée à contrecœur ». On est loin ainsi du péché originel, tel surtout que l’entendit Luther, et de la théorie rousseauiste : c’est la société qui déprave l’homme. Il y a aussi la notion d'Église. L’acte moral, qui complaît à Dieu, dit Kant, qui garde autant que possible, on l’a vii, les formules chrétiennes, nous fait entrer dans le royaume de Dieu. « En méditant Rousseau, Kant a compris que l’un des aspects essentiels du problème moral était dans la liaison entre la destinée propre de l’individu et l’orientation de la culture dans la société et qu’il ne pouvait être résolu pour l’homme à part de l’humanité. » De là, il garde la notion de l'Église. Il la définit à la manière de Luther : l’ensemble des hommes de bonne volonté, animés d’une foi pure. Mais « une faiblesse particulière de la nature humaine a cette conséquence qu’il ne faut jamais compter sur cette foi pure, autant qu’elle le mérite, pour fonder une Église sur elle seule ». Dès lors, il faut des Églises, créations humaines, qui soutiennent l’humaine faiblesse, mais qui doivent se rapprocher autant que possible de ce que serait l'Église universelle. » Cf. W. Reinhard, Ueberdas Verlidltnis von Sittliclikeit und Religion bei Kant, Berne, 1927 ; E. Boutroux, La philosophie de Kant, 1926.

VI. Le xixe siècle. — Deux périodes : 1° De 1815 à 1850 ; 2° Depuis 1850.

1° Première période de 1815 à 1850. — 1. En France : Les grands systèmes constructeurs. — De 1815 à 1848, sous les Bourbons où le catholicisme a recouvré son titre de religion d'État, sous la monarchie de Juillet où, la crise anticléricale de 1830 passée, l'Église est néanmoins une puissance, le rationalisme du xviiie siècle n’est pas mort. Il est à l’arrière-plan, mais il vit, d’autant plus que certains partis politiques en font une arme de combat. On l’appelle alors plutôt le voltairianisme. Il affecte souvent en effet cette forme que donnait Voltaire, mais combien supérieurement, â sa critique religieuse : atteindre une idée en la rendant ridicule. Ce rationalisme, fidèle au xviiie siècle, se nourrit de ceux qui l’ont créé : « Du mois de février 1817 jusqu’au mois de décembre 1824, écrit A. Nettement, Histoire de la littérature française sous la Restauration, t. ii, 3e édit., 1874, p. 359, on publia 31 600 exemplaires des œuvres de Voltaire », soit « 1 598 000 volumes. Les ouvrages les plus sceptiques de cet écrivain furent publiés à part, sous le titre de Voltaire des chaumières. » Toutefois, tandis que les écrivains romantiques sont opposés à la tradition rationaliste du xviiie siècle — encore que quelques-uns rendent parfois un son plutôt en accord avec le siècle qu’ils combattent — Paul-Louis Courier (1772-1825), dans ses pamphlets, Béranger (1780-1857), dans ses chansons, excitent le sentiment antichrétien. Enfin, en 1828, Broussais (1772-1838) osera, dans son célèbre Traité de l’irritation et de la folie, attaquer le spiritualisme et reprendre les thèses matérialistes de Cabanis. Au premier plan, dans le conflit des idées, en face de l'école catholique dont Lamennais prend la tête, figurent l'école éclectique et aussi les écoles socialistes et positivistes. C’est le temps des grandes doctrines constructives.

L'éclectisme s’incarne dans Victor Cousin (17921867). De 1815 à 1820, de 1828 à 1852, il occupa, sauf quand il fut ministre, la chaire de philosophie à la Sorbonne. Ce véritable pontife de l’Université, désireux d'échapper à l’empirisme, mais aussi au subjectivisme kantien, eût voulu, remarque Sainte-Beuve, fonder une grande école de philosophie, école du juste milieu, « qui ne choquât point la religion, qui existât à côté, qui fût indépendante, souvent auxiliaire, en apparence, mais encore plus protectrice et par instants domina trice, en attendant peut-être qu’elle en devint héritière ». Cité par É. Bréhier, loc. cit., p. 666. Or le clergé ne cessa de lui reprocher le caractère antireligieux de sa philosophie, un peu sans doute parce que, désireux de conquérir la liberté d’enseignement, il n'était pas fâché de souligner ce caractère dans le chef reconnu de la philosophie universitaire, mais aussi parce que la philosophie de ce chef appelait cette critique. Cousin en effet oppose sans cesse au « Dieu abstrait de la scolastique » le Dieu a de la conscience partout présent dans la nature et l’humanité ». « Incompréhensible comme formule et dans l'École, dit-il, Dieu est clair dans le monde qui le manifeste et pour l'âme qui le possède et qui le sent. Partout présent, il revient en quelque sorte à lui-même dans la conscience de l’homme qui en exprime les attributs les plus sublimes, comme le fini peut exprimer l’infini. » « L’n Dieu sans monde, dit-il encore, est aussi incompréhensible qu’un monde sans Dieu — La création n’est pas seulement possible, mais elle est nécessaire — Dieu est à la fois Dieu, nature et humanité. » Cousin ne put donc échapper au reproche de panthéisme.

C’est pour d’autres raisons que son disciple le plus célèbre, Joutïroy (1796-1842), fut également combattu. Tout en défendant la spiritualité de l'âme contre l'école de Cabanis et de Broussais, il était détaché du christianisme et émettait des théories en conséquence. En 1825, parut dans le Globe, organe des libéraux du temps, son célèbre article : Comment les dogmes finissent. En 1830, dans ses leçons sur Le problème de la destinée humaine, posant en principe que chaque être a une destinée, il affirme que la solution chrétienne de la question ne saurait plus suffire et que la philosophie est loin de pouvoir donner la réponse définitive. En attendant, que chacun prenne le parti qui lui paraîtra le mieux répondre à l'état présent de l’humanité. Cf. P. Janel, Victor Cousin et son œuvre, 1877 ; Barthélémy-Saint Hilaire, Victor Cousin, sa vie, sa correspondance. 3 vol., 1885 ; L. Ollé-Laprune, Théodore Jouffroꝟ. 1899 : M. Salomon, Théodore Jouffroꝟ. 1907.

Dans ses Éludes de philosophie et d’histoire, 1836, un autre professeur de philosophie, ancien rédacteur du Globe, I.erminier, continuera Jouffroy, affirmant, lui aussi, que le christianisme a fini son temps et que la philosophie est appelée â le remplacer.

Enfin le socialisme naissait, qui écartait également le christianisme et faisait appel à la raison et à la science. Fourier (1772-1837), rattache ses projets de réforme sociale à des théories philosophiques du xviiie siècle. La Providence, dit-il, a mis une harmonie parfaite dans les mouvements des mondes matériel, organique et animal. Or « le mouvement social » est désordonné. Il n’est donc pas ce que veut la Providence. L’homme est fait pour le bonheur. Le bonheur, il ne peut le trouver que dans l’accord entre sa nature, autrement dit, les passions primitives qu’il tient de la nature, et les conditions de son existence assurées par la productivité du travail. Or, jusqu’ici, la loi, la morale, la religion enserrent les passions de l’homme dans leurs contraintes. Pour le bonheur de l’homme, il faut doue laisser ses passions se développer. Pour Saint-Simon (1760-1825), autre prophète d’une réforme sociale, il préconise l’action d’un « nouveau christianisme » ou plus exactement du vrai christianisme avec un personnel renouvelé. Le christianisme se résume pour lui dans le précepte : « Aimez-vous les uns les autres », qu’il traduisait pour son époque dans celui-ci : < La religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Or le christianisme sous toutes ses formes a perdu le sens de sa mission. Le catholicisme s’est laissé absorber par ses préoccupations dogmatiques ou cultuelles, par