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RATIONALISME. LE PHILOSOPHISME FRANÇAIS


cal, il visait l’apologétique chrétienne la plus gênante pour lui, celle qui considère la croyance chrétienne comme répondant aux exigences de la nature humaine. Sa thèse est simple. Le catholicisme, selon le jansénisme que défend Pascal, ou tout simplement le catholicisme, ne soutient pas l’examen de la raison. A la base de sa démonstration, Pascal met l'énigme de l’homme qu’explique seul le péché originel. Mais l’homme n’est nullement une énigme et, si le péché originel est l’objet de la foi, la raison ne me le démontre pas. Le pari ? mais il est faux, indécent, puéril. Il vaut mieux démontrer Dieu par la raison. D’ailleurs, quel intérêt aurais-je à croire en Dieu, s’il prédestine à la damnation la plus grande partie de l’humanité? La misère de l’homme ? Mais elle n’existe pas pour qui n’est pas « un misanthrope sublime ». Voltaire soumet également à la critique les preuves que Pascal tire, en faveur de la divinité de Jésus-Christ, des Juifs, de leurs espérances, de leurs prophéties. Il y a lv remarques de ce genre auxquelles s’ajouteront dans la suite dix-huit autres. « C'était la nature, dit Sainte-Beuve, PortRoyal, t. iii, p. 399, qui secouait la religion et ressaisissait en jouant toute sa liberté, tout son libertinage. » A ce moment Voltaire est bien en possession de ses idées, de sa méthode. Il est dégagé du christianisme et résolu à le combattre.

d) Autour de ces noms, il faut en citer quelques autres plus ou moins retentissants alors, aujourd’hui bien oubliés. — Mirabaud (1675-1760), ancien militaire, ancien oratorien, précepteur des filles de la duchesse d’Orléans et qui sera secrétaire perpétuel de l’Académie, 1742. De lui circulaient plusieurs manuscrits : Le monde, son origine et son antiquité ; De l'âme et de son immortalité, qui tous deux seront publiés en 1740, par J.-F. Bernard, l’auteur de Cérémonies et coutumes, dans un recueil intitulé : Dissertations mêlées ; enfin : Existence de la foi chrétienne ou Motifs pressants pour exciter la foi des chrétiens et pour leur en faire produire les actes, que Naigeon publiera en 1769 sous ce titre : Opinions des anciens sur les Juifs. Réflexions impartiales sur i Évangile. Cf. Lanson, Revue d’histoire littéraire, avril 1912. Mirabaud y attaque le Nouveau Testament et la divinité de Jésus-Christ. Contre la divinité de Jésus-Christ, il invoque son obscurité, le refus des Juifs de croire en lui, le silence de Philon et de Josèphe. Il relève les discordances des évangiles. Il nie la vérité des miracles évangéliques : peut-être, dit-il, devançant les modernes, n’ont-ils existé que dans l’imagination des disciples. Les contemporains de Mirabaud l’appelèrent le Celse moderne. — D’Argens (1704-1771), ce vulgarisateur forcené des théories déistes — il déteste les athées autant que les inquisiteurs et les moines — de ses contemporains. En 1768, ses Œuvres complètes comprendront 24 volumes : Lettres chinoises, 1738 ; Lettres cabalistiques, 1739 ; Le législateur moderne, La philosophie du bon sens, 1739. Cf. E. Johnston, Le marquis d’Argens, 1928. — Toussaint (1715-1772), futur collaborateur de l’Encyclopédie. Dans un livre, Les mœurs, 1748, il refuse à l’autorité et à la foi tout crédit ; il affirme sa confiance en la nature humaine et le souverain domaine de la raison. Il ne voit lui aussi comme vertus de l’homme que le bonheur par la satisfaction des passions et l’humanité, la bonté envers les autres. « Les passions ne sont point mauvaises en elles-mêmes », quoi qu’en disent les dévots, mais « bonnes, utiles, nécessaires ». A la vérité, on ne peut les suivre aveuglément : il y faut la tempérance. Il y faut aussi « l’humanité » : il n’y a pas de bonheur égoïste. Il n’y a de bonheur parfait que pour qui « aime les hommes, les traite avec bonté, en leur simple qualité d’hommes », et non en considération de Dieu. La religion concourt « à donner des mœurs », c’est vrai ; mais pour cela, la religion naturelle suffit. « Je ne vais

DICT, DE THÉOL. CATHOL.

donc pas plus loin », dit Toussaint. D’ailleurs, « s’il y a quelque culte qui suppose des dogmes contraires à ceux de la religion naturelle, Dieu les réprouve ». — En 1748 encore, La Mettrie publie Y Homme-machine. La Mettrie (1709-1751) avait déjà publié une Histoire naturelle de l'âme, 1745, pour laquelle il avait dû fuir en Hollande ; il composera plus tard à Berlin, où il s’est réfugié après V Homme-machine, V Homme-plante, 1748 ; …Vénus métaphysique ou essai sur l’origine de l'âme humaine, 1751. Par la brutalité audacieuse de la doctrine — et même des titres — il dépasse la mesure habituelle. « L’homme est une machine. Il n’y a dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée », la matière. Nos fonctions mentales sont des fonctions organiques. L’homme ainsi fait ne peut exister que pour le bonheur et le bonheur par les sens. Pour ce bonheur, « il est égal qu’il y ait un Dieu — La Mettrie juge son existence probable — ou qu’il n’y en ait pas », ou plutôt « l’univers ne sera jamais heureux à moins qu’il ne soit athée ». Dans le cœur des athées, la vertu, l’humanité ont pris les plus profondes racines. Que l’on n’invoque point la morale chrétienne. Elle n’a rendu les hommes ni plus honnêtes ni plus heureux. En 1749, Didirot publiera sa Lettre sur les aveugles. Cf. D r B. Boissier, La Mettrie, médecin, pamphlétaire et philosophe, 1931, et ici l’art. La Mettrie, t. viii, col. 2537.

3° Deuxième période. De 1750 à 1780. Le triomphe du rationalisme. — La France durant cet te période domine tout. Sa pensée est la pensée européenne. Le rationalisme n’y modifie rien de ses doctrines : c’est toujours l’opposition de la raison et de la foi ; la malfaisance des religions révélées, du catholicisme surtout ; la séparation de la religion et de la morale, ramenée à être la morale du bonheur terrestre, trouvé dans la satisfaction des passions sous la modération de la raison et dans « l’humanité », c’est-à-dire dans la tolérance religieuse, élevée à la hauteur d’une vertu et dans le dévouement à ses semblables, sur le plan de l’humanité plutôt que de la patrie. L’homme est donc toujours appelé, au nom de la raison, à s’affranchir du surnaturel, des croyances et de la morale traditionnelles, de l’obéissance à l'Église, du respect des Livres saints et à réaliser le type de l’homme nouveau dont les philosophes lui tracent le modèle et lui donnent l’exemple. Conduit par sa raison, confiant en son savoir — la science ne cesse de progresser — affranchi par là de toute crainte superstitieuse, ne voyant plus dans le monde qu’un mécanisme, obéissant à la nature, il demandera à la vie tout le bonheur qu’elle peut donner, sans s’inquiéter de la qualité, qui d’ailleurs n’existe pas à proprement parler, sans remettre au lendemain et sans chercher au-delà. Ce qu’il y a de modifié, c’est l’effort. Les philosophes font tout pour répandre leur idéal et le faire triompher. Ils ont un mot d’ordre : « Écrasons l’infâme ». Ils luttent avec acharnement, sans se départir cependant de toute prudence. En 1750 justement, est arrivé à la direction de la librairie, un de leurs amis, Maleshcrbes (1721-1794) : cela leur facilite les choses ; en cas d’alerte Frédéric II leur offre un asile ; cf. J.-P. Bel iii, Le commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789, 1913 ; Brunetière, La direction de la librairie sous M. de Malesherbes dans Études critiques, ne série, p. 144 sq. En 1763, quand Malesherbes quitta son poste, la partie était à peu près gagnée. Elle l'était totalement en 1770. A partir de là jusqu'à la Bévolution, ce fut l’exploitation de la victoire.

Les philosophes ne laissèrent pas d’avoir de chaudes alertes. L'Église avait ses défenseurs qui, pour n’avoir pas le talent des assaillants, n’en luttaient pas moins vaillamment. Quelque neuf cents ouvrages furent publiés de 1715 à 1789 pour la défense du christianisme. Cf. Monod, op. cit. On connait les attaques répétées contre les philosophes du Journal de Trévoux,

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