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RATIONALISME. LES LIBERTINS DU XVIIe SIÈCLE


raffinement général des mœurs ils tendront à plus de retenue. D’autre part, à moins qu’ils n’aboutissent au scepticisme sur la portée de l’esprit humain, c’est à leur raison — et non plus à leurs seuls instinct. iii, d’un autre côté à la simple érudition — qu’ils remettront le soin de déterminer leur attitude à l'égard des grands problèmes que pose la vie, des problèmes religieux comme des autres. Évidemment, leur raison se laissera influencer ou par leur désir d’une vie facile, ou par ce sentiment à la mode que la distinction de l’esprit et sa force consistent à nier des croyances que le vulgaire accepte par tradition. Ainsi finalement se forma le libertin « honnête homme », homme du monde accompli, trouvant dans sa politesse le moyen de se contraindre, ayant, comme le dira Molière, « des clartés de tout », mais n’acceptant d’autre lumière que sa raison, ne croyant donc pas que « l’homme passe infiniment l’homme » et gagne à l’ascétisme, n’acceptant pas la divinité de Jésus-Christ, parce que, vraiment d’une humanité trop humble, pas assez chargée de grandeur, jugeant même que la raison ne pouvait leur donner la certitude de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l'âme. On reconnaît ici ce Méré à qui répondait certainement Pascal, lorsque ses Pensées affirmaient les « trois ordres » et que Jésus-Christ avait toute la grandeur de son ordre ou qu’elles donnaient à l’incrédule le moyen de sortir des antinomies où il prétendait se heurter : « impossible que Dieu soit ; impossible qu’il ne soit pas », ou qu’elles signalaient que la perfection mondaine laisse subsister la corruption de l'àme.

Ces libertins écrivent peu : ils parlent. Cf. Divers propos du chevalier de Méré en 1674-1675, dans Revue d’histoire littéraire, 1922 sq. Dans V Encyclopédie, article Épicurc, Diderot énumère les principaux salons libertins du xviie siècle français : rue des Tournclles, chez Ninon de Lenclos (1620-170.")), qui fut persuadée toute sa vie qu’elle n’avait pas d'âme et qui tint, pour ainsi dire, école d’incrédulité ; puis à Auteuil où se réunissaient les premiers épicuriens, disciples de Gassendi. Des libertins se réuniront plus tard à Neuilly, et bientôt se fondront avec d’autres qui se réunissent à Anet et au Temple. Parmi eux, Chapelle, Chaulieu, les Vendôme, La Fare, Campistron. A Sceaux, également, mais c’est un monde plus élégant, plus ralliné. Cf. M. Magendic, La politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France au XVIIe siècle de 1600 à 1660, Paris, 1935, in-8° ; J. Vianey, L'éloquence de Bossuel ; il. L’apologie des dogmes catholiques contre les libcrlins ; m. Les oraisons funèbres, dans Revue des cours et conférences, 28 février 1929, p. 81-498 ; sur Gassendi et ses premiers disciples, voir Sortais, La philosophie moderne de Bacon à Leibniz, t. ii, Paris.

Parmi ceux de ces libertins qui ont écrit, quelquesuns sont à citer : deux qui ont des traits du libertin sans les avoir tous, deux médecins, l’un, auteur de Lettres utilisées par tous les historiens, Guy Pal in (1601-1672), frondeur et gallican, l’homme des demiréformes, comme dit Sainte-Beuve, qui lui consacre deux articles, Causeries du lundi, t. viii, et l’autre Naudé (1600-1653), érudil, disciple de Crcmonini et de Machiavel qui, dans son Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des Frères de la Rose-Croix, 1023 ; dans {'Apologie pour les grands personnages accusés de magie, 1625 ; dans les Considérations politiques sur les coups d'Étal, 1630, donne aux questions qu’il pose 1rs solutions des Padouans et de Machiavel, mais dont la pensée fuyante ne permet pas d’affirmer qu’il est pleinement libertin. Cf. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. ii, p. 466-512 ; J. Denis, Sceptiques et libertins au temps de Louis XI Y, Cæn, 1884, p. 15-28. Plus reliai nement libertin est ce poète Jean Dehesnaull (i 1682), le conseiller de cette Mme Deshoulières qui attendit vingt-neuf ans avant de faire baptiser sa Bile, et sur le

compte duquel Dubos écrivait à Bayle le 27 avril 1696 : « C'était un homme d’esprit et d'érudition, débauché avec art et délicatesse. Mais… il se piquait d’athéisme et faisait parade de son sentiment avec une fureur et une affectation abominables. Il avait composé trois différents systèmes de la mortalité de l'âme. » Cité par P. Hazard, La crise de la conscience européenne, 1680-1715, 3 vol. in-8°, 1935, t. i, p. 168, n. 1 ; cf. Lachèvre, Les œuvres de Jean Dehénault, parisien, Paris, 1922 ; La vie de Jean Dehénault, Paris, 1922, in-8°. De même Cyrano de Bergerac (1619-1655), qui est peutêtre de tous les libertins de ce temps le plus audacieux. Cf. Lachèvre, Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, parisien, 1619-1655, 2 vol., Paris, 1921. Dans ses œuvres, surtout L’autre monde qui comprend : 1° Étals et empires de la Lune ; 2° Étals et empires du Soleil, et où il a pillé Campanella et Morus, non seulement il rejette le géocentrisme et l’anthropocentrisme, adopte toutes les conséquences possibles du système de Galilée, y compris l’infinité de l’univers et la pluralité des mondes habités, attaque les jésuites, mais hanté, comme beaucoup de ses contemporains, par les questions de Dieu, de l'àme, de la création, du miracle, il fait siennes les solutions les plus opposées au christianisme.

Faut-il ranger parmi les libertins ce La Mothe Le Vayer (1588-1672) qui, héritier de Mlle de Gournay, lille adoptive de Montaigne, a poussé jusqu’au paradoxe le système de Montaigne et prêché la « sceptique chrétienne ». Cf. Discours pour montrer que les données de la philosophie sceptique sont d’un grand usage dans les sciences, 1668 ; Du peu de certitude qu’il y a dans l’histoire, 1671. On sait combien son livre De la vertu des païens scandalisa Port-Royal et que ses Cinq dialogues d’Oratius Tubero semblent mettre toutes les religions, sauf la chrétienne, sur le même pied. Quant à Méré (1610-1685), ce type du libertin « honnête homme », qui se vantera — à tort d’ailleurs — d’avoir appris à Pascal l’esprit de finesse, il contribua par son exemple à répandre cette idée que, sans être chrétien et sans imiter les anciens, par lui-même, l’homme peut atteindre une véritable perfection et vivre en paix dans la société par le fait seul d’une politesse purement humaine. Cf. Œuvres complètes de Méré, publiées par Ch.-H. Boudhors, Paris, 1930, 3 in-12 ; Chamaillard, Le chevalier de Méré, Niort, 1921.

Pour finir, l’ami de Ninon de Lenclos, Saint-Évremond (1610-1703), avec qui s'éteint le type du libertin du xviie siècle. C’est un « honnête homme », à la Méré, plus sensuel cependant. Il « ne connut, dit de lui P. Hazard, loc. cit., p. 162, d’autre idéal que d'être libertin : aussi eut-il le temps de devenir le libertintype, le libertin par excellence, apparaissant comme tel aux Français qui le regrettaient, aux Anglais qui l’aimaient et aux Hollandais encore chez lesquels il séjourna longuement ». Cet épicurien, qui entendait obéir à sa raison, mais dans lu recherche du plaisir et de manière à conquérir « l’agréable indolence du bon Épicure », rejoignant les Padouans, prétendait n’aboutir sur Dieu, sur l'âme qu'à des antinomies. La foi, en dehors de la raison, nous donne seule ces certitudes. Cf. Œuvres de Saint-Évreinond, éd. Planhol, 3 vol. in8°, Paris, 1927.

3° Le x viiie siècle préparé. — Mais le xvir » siècle n’a pas seulement prolongé, en l’affinant pour terminer, le rationalisme du wi c ; il a une tout autre portée : il a surtout préparé le philosophisme du xvin*. Le philosophe du XVIIIe siècle en ciîet n’est pas simplement le libertin prolongé : « dans Voltaire il y aura autre chose et plus qu’un libertin. » P. Hazard, loc. cit., p. 169 ; le mot de libertin cesse d'être employé dans son sens antérieur ; il ni' signiiie plus que le débauché ; l’incrédule devient l’esprit fort, puis le philosophe. Quatre influences sont à l’origine de cette évolution :