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RATIONALISME. LA PENETRATION EN FRANCE


En réalité, quand il écrit ses deux premiers livres, où il ne faut pas prendre au tragique ses facéties scripturaires, Rabelais est simplement, mais avec son tempérament propre, un humaniste hostile à tout ce qui vient du Moyen Age et qu’enthousiasment la culture antique et les mœurs nouvelles. Il n’en faut d’autres preuves que l’opposition entre Gargantua élevé selon l’ancienne mode et Épistémon élevé selon la nouvelle, t. i, c. xiv et xv, la lettre où Gargantua fixe à Pantagruel le programme de son éducation, t. iii, c. viii, la vie à l’abbaye de Thélème, t. 11, c. lii-lvii. S’il est exagéré de voir sous cette description une philosophie optimiste de l’homme opposée au pessimisme ascétique du Moyen Age, on peut à tout le moins y voir un idéal moral qui n’a rien de chrétien : l’honneur suffisant pour rendre la vie belle et digne. Et, parce que c'était l’illusion des humanistes que les « évangéliques » poursuivaient comme eux une réforme religieuse, inspirée par l'étude directe de l'Évangile intégral, interprété par des esprits cultivés, libres, hostiles aux pratiques extérieures, il n’y a, malgré tout, rien d'étonnant à ce que Rabelais ait manifesté de la sympathie pour la Réforme naissante. Voir le vœu de Pantagruel, t. iv, c. xxix. Sur toute cette question, cf. Gilson, loc. cit. ; P. Villey, Œuvres de François Rabelais, compte-rendu, dans Revue d’histoire littéraire, 1924, p. 528-536 ; J. Plattard, François Rabelais, 1932, p. 160162 et 188-192. Mais « l'évangélisme de l’auteur de Gargantua n'était que superficiel. Il était la forme qu’avait prise son christianisme sous la poussée de sa raison qui tendait au déisme ». J. Plattard, loc. cit., p. 193. Après que « l’affaire des placards », octobre 1534, eut affirmé l’intransigeance de la Réforme et sa rupture avec la royauté, Rabelais, comme d’autres humanistes, n’eut donc aucune peine à se détacher de l'évangélisme comme il était déjà détaché du catholicisme. Cf. P. Villey, loc. cit., p. 535. Douze ans plus tard, dans son Tiers Livre, condamné dès son apparition, en dehors de quelques passages où la Sorbonne vit sans doute des attaques contre l’immortalité de l'âme, cf. Busson, Les sources… du rationalisme, p. 266-268, de quelques charges contre les moines, t. v, c. xv, il ne touche pas à la question religieuse. Dans le Quart livre de 1552, en revanche, excité peut-être parles attaques d’un bénédictin de Fontevrault, Puits-Herbault, Pulherbeus, qui, dans un livre intitulé Theotimus, Paris, 1549, 1e dénonce comme un écrivain immoral et un homme plus immoral encore, et de Calvin qui dans son De scandalis le qualifie de « lucianiste », il ne ménage plus ni Papefigues ni Papimanes. Contre ceux-ci, profitant des conflits survenus entre Rome et le roi, il ridiculisait le respect des catholiques pour le pape, les exigences financières de la cour romaine et aussi l’autorité de cette cour sur l'Église, établie par les Décrétâtes. Cf. c. xlviii-liii. Contre les uns et les autres il affirme son culte pour Physis ou la Nature, source inépuisable de beauté, d’harmonie, de bonté, de santé physique et morale, sa haine, pour Antiphysis qui prétend discipliner, redresser la Nature et qui aboutit seulement à ces monstres « les démoniacles Calvinotes, imposteurs de Genève, les enragés Putherbes… », c. xxxii. Quant au Cinquième livre, est-il de Rabelais ? On en peut douter. Il offre en tous cas, avec une violente satire du seul catholicisme, représenté par l’Isle sonnante, c. i-ix, une théorie où la reine Quinte-Essence attribue à tous les miracles une cause naturelle. Si donc il est difficile de saisir en sa profondeur et en toutes ses nuances la pensée religieuse de Rabelais, ceci du moins demeure incontestable qu’il fut un penseur libre qui en prit à son aise avec les religions d’autorité, y compris le calvinisme. Il n’a rien attaqué d’ailleurs que n’ait attaqué son temps, dont il connaissait les théories philosophiques sur l’immortalité de l'âme, la providence et le miracle et dont il

partagea les engouements et les haines : de là, le caractère militant et agressif de ses livres. Il y a en lui des survivances chrétiennes — Pantagruel s'émeut de la mort du grand Pan, notre unique Servateur…, sous le règne de Tibère César — néanmoins à ses yeux la vraie sagesse est le pantagruélisme, le bon sens éclairé par le savoir humain, libéré de la scolastique ; la vraie règle de la vie c’est la nature, libérée des contraintes chrétiennes, guidée par cette sagesse humaine. C’est là ce qu’on a appelé le naturalisme de Rabelais. Cf. Brunetière, Sur un buste de Rabelais, dans Revue des DeuxMondes, 1887, t. iii, p. 204-214.

2. Ronaventure des Périers (15107-1544). — Bourguignon, valet de chambre de Marguerite de Navarre ; il a écrit à côté de Joyeux devis et récréations, un petit livre intitulé Cymbalum mundi, qui, imprimé en mars 1537, fut saisi et anéanti par arrêt du Parlement du 19 mai 1538, puis déféré par le Parlement à la Sorbonne qui en prononça la suppression. Cf. Cymbalum mundi, édition du bibliophile Jacob, in-16, Paris, 1858 ; et dans Œuvres françaises de Ronaventure des Périers, revues sur les éditions originales et annotées par M. Louis Lacour, Paris, 1856. 2 in-16, t. i, p. 301-377. Cymbalum mundi en français contenant quatre dialogues poétiques fort antiques, joyeux et facétieux. Dès 1543, Postel, dans son Alcurani se. Muhometi legis et Cenevangelistarum (luthériens) concordise liber, en 1550, Calvin dans son De scandalis, en 1566, Henry Estienne, dans son Apologie pour Hérodote comptent le Cymbalum parmi les œuvres impies. Toutefois, jusqu’en 1823, ce petit livre parut une énigme. Cette année-là un amateur, Éloi Johanneau, Lettre à M. de Schonen, émit l’idée qu’il était une attaque contre le christianisme et JésusChrist, dépassant en violence les attaques du temps. L’idée a été acceptée. F. Franck, un éditeur du Cymbalum, l’appelle « un Contre-Évangile ». Cité par A. Chenevière, Ronaventure des Périers. Sa vie, ses poésies, Paris, 1886, p. 61-62. « Il est hors de doute, a écrit A. Lefranc, Œuvres de François Rabelais, t. III, Pantagruel, Prologue, p. LXI, qu’il doit être considéré, d’un bout à l’autre, comme l’attaque la moins déguisée et la plus violente qui ait été dirigée, au cours du xvie siècle, contre l’essence même du christianisme. Le Cymbalum comprend en effet, à la manière de Lucien, quatre dialogues — comme il y a quatre Évangiles — Les trois premiers dialogues se tiennent, ayant pour personnage central Mercure qui est Jésus-Christ. On y trouve les attaques habituelles confie la scolastique, les moines, les pratiques religieuses. Mais il y a plus. Dans le premier, à propos « du livre d’immortalité » que ses compagnons vont dérober à Mercure, et qui a pour titre : Qunin hoc libro continentur : Chronica rerum memorabiliumquas Jupiter gessitantequam effet ipse. — Fatorum prescriptum, sive eorum quee futura sunt certæ dispositiones. — Catalogus heroum immortalium qui cum Jove vilam victuri sunt sempiternam, des Périers attaque les dogmes de la création, de la providence, et soutient l'évhémérisme. Dans le second, le plus important des trois, il s’en prend directement à Jésus-Christ et à l'Évangile. Mercure — Jésus-Christ — a montré aux hommes la pierre philosophale — l'Évangile. Mais cette pierre philosophale il l’a réduite en poudre et rendue inutilisable. Il a promis aux philosophes toutes sortes d’avantages merveilleux s’ils la retrouvaient. Naïfs, ils se sont mis à la chercher. Rhetulus (Luther), Cubercus (Bucer), Drarig (Gérard Roussel ?), les trois interlocuteurs de Mercure en ce dialogue, s’y sont vainement essayés. Mercure s’est moqué d’eux, parce que, leur a-t-il dit, ils cherchent l’impossible. Le troisième dialogue n’apprend rien. Dans le quatrième, deux chiens, Hylador et Pamphagus (Rabelais, dit A. Lefranc, loc. cit., p. lxi-lxii) qui ont tous deux la parole se rencontrent et Hylador presse Pamphagus de