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PRUDENCE. LES FAUSSES IMUJDENCES


qui est un péché très « ravi’, et l’on comprend que saint Paul dise de la « prudence de la chair » qu’ « elle est ennemie de Dieu ».

Souvent, la « prudence de la chair » n’est pas, dans la conscience, à l’état de consentement réfléchi et explicite, mais à l’état de tendance prédominante qui implicitement ordonne, de fait, les intentions et les actes à la possession des biens de ce monde et, par elle, au bien-être corporel. Il y a des croyants à la foi nonchalante et engourdie qui, sans doute, ne répudient pas Dieu définitivement, mais qui pratiquement le tiennent pour un étranger qu’ils négligent : ils se conduisent comme s’ils n’étaient pas destinés à la vie éternelle, mais seulement à jouir le mieux possible de ce monde. Leur faute est moins grave. Ils se convertiront à la » prudence de l’esprit » plus facilement que les obstinés dans le dédain de Dieu, encore que ces derniers puissent venir à résipiscence.

Au demeurant, les uns et les autres, dans leur volonté explicite ou implicite d’être surtout des « mondains » et des jouisseurs, ne sont pas condamnés à faire œuvre de péché dans toutes leurs actions. Les consciences les plus vertueusement reliées à Dieu peuvent amoindrir leur fidélité et même se commettre, quelquefois et plus ou moins gravement, dans la « prudence de la chair », jusqu’au sursaut de conversion et de grâce qui les ramène à la « prudence de l’esprit ». Pareillement, ceux qui jouissent de la vie en dédaignant de placer en Dieu leur suprême intérêt ne se comportent pas, en toutes leurs actions, sous l’influence de cette volonté pécheresse : un bon naturel, une éducation d’honnêteté ou des dispositions heureuses, les préservent de penchants désordonnés ; sur certains points, leur vie morale peut être fort louable : tel individu, qui est un « sensuel » au sens péjoratif du mot, ne manque pas de probité, ni de loyauté, ni de dévouement à l’égard d’autrui, ni de conscience dans ses devoirs d’état familiaux et sociaux. Tel autre, qui est un « sacripant » au point de vue religieux, présente des mœurs privées assez correctes, voire sévères.

Il est donc bien entendu qu’il faut qualifier de péché grave la « prudence de la chair » quand, dans un sens absolu, elle est la visée du bien-être corporel comme but unique et dernier de toute la vie, avec aversion et répudiation du but final en Dieu, car il ne peut y avoir plusieurs fins ultimes. Il ne s’agirait de « prudence de la chair » que dans un sens très relatif, si, la complaisance en Dieu comme but suprême étant sauvegardée dans la conscience, celle-ci se laissait aller, avec excès, à l’attrait du bien-être corporel, mais sans vouloir, pour autant, se détourner complètement de Dieu et mettre dans cette jouissance son but définitif. Dans ces conditions, rechercher ce bien-être avec exagération n’est que péché véniel.

Une prudente sollicitude dans cet ordre de choses, loin d’être blâmable, est parfaitement licite : user avec mesure des biens sensibles et goûter le plaisir qu’ils apportent sont commandés par une fin morale. La vertu de tempérance nous prescrit de veiller avec soin sur la nourriture de notre corps, sur notre santé, sur le confort, l’hygiène, les aises et l’agrément de la vie : c’est nécessaire pour le bon travail intellectuel ou manuel, pour la contemplation comme pour l’action, pour faire rendre leur maximum à nos volontés et à nos activités humaines. Ici, ne parlons pas de « prudence de la chair », mais de vertueuse prudence. Ila-Ipe, q. LV, a. 2.

2° La prudence astucieuse — Dans la « prudence de la chair », la faute n’est pas de manquer de discernement, mais de l’utiliser au service de cette fin mauvaise : l’unique souci de jouir de la vie. D’ordinaire, le jouisseur va à ses plaisirs sans passer par des voies tortueuses. Il cherche à accroître son bien-être, à le

raffiner chaque jour davantage par des moyens appropriés dont il ne cache pas le jeu. C’est son art à lui de découvrir les bonnes occasions et d’en tirer tout le profit de jouissance qu’elles recèlent. Parfois cependant

— surtout quand il y a difficulté d’extorquer chez un autre une complicité de plaisir des moyens illicites, frauduleux, hypocrites, et menteurs peuvent être longuement ruminés, puis mis en œuvre. A la prudence de la chair » s’ajoute alors la prudence astucieuse.

L’astuce n’est pas liée de soi à la recherche des satisfactions d’ordre sensible ; elle peut avoir cours dans le discernement de toute action qui se rapporte à autrui ; elle trompe cet autrui quand, lui voulant du mal, elle paraît employer des moyens honnêtes. Elle le trompe encore quand, lui voulant du bien, elle y procède par des moyens illicites. L’astuce a deux étapes : il y a tout d’abord la préméditation intérieure, parfois longuement raisonnée, de ces moyens trompeurs : c’est l’astuce proprement dite, de même que la prudence véritable est la méditation réfléchie et sagace des moyens loyaux de la vertu. Mais il ne suffit pas de ce conseil sur les moyens trompeurs qu’on se propose d’employer, il faut mettre ceux-ci à exécution, réaliser effectivement la tromperie, soit par la ruse des paroles, soit par la fraude des actes. II^-II 3 *, q. i.v, a. 4 : cf., a. 3, 5. Il y a des gens méchants qui ne dissimulent point leurs projets malveillants et qui découvrent tout de suite leurs batteries, surtout lorsqu’une violente passion les anime. La colère et l’orgueil sont ostentatoires et proclament d’avance leur plan de vengeance et de domination, si bien que celui qui risque d’en être victime peut s’en garer à temps. La passion sensuelle est plus rusée ; il lui arrive de viser de très loin ses proies, mais ses desseins et ses procédés sont toujours si banalement les mêmes qu’il est assez facile de les éventer. L’astucieuse tromperie, avec ses paroles rusées et ses actes fraudeurs ou frauduleux, a son champ privilégié dans les fautes d’injustice à l’égard d’autrui : roueries employées pour dénigrer le prochain, paroles à double entente, réticences calculées, louanges amoncelées à plaisir pour mieux lancer le trait empoisonné, échanges commerciaux qui falsifient la quantité et la qualité des marchandises, paroles menteuses ou captieuses dans les mille façons d’ « estamper » le client.

Que ceux qui n’ont pas scrupule de léser injustement leur prochain aient recours aux mensonges rusés, rien de bien étonnant ; mais que l’on se serve d’une astucieuse prudence, avec de bonnes intentions et dans le but d’être bienfaisant pour autrui, voilà qui surprend davantage. Même en vue du bien, l’astuce des moyens employés est une faute, à cause de sa simulation et de son manque de vérité. Il y a des personnes, d’ailleurs bienveillantes et bien intentionnées, qui ne jouent presque jamais franc jeu dans leurs rapports avec nous. Malgré leurs paroles aimables, nous ne saisissons pas au juste ce qu’elles pensent ni ce qu’elles veulent. Devant leurs compliments flatteurs et leur empressement d’affabilité, nous sommes portés à nous défier, devinant qu’au delà de ces protestations d’amitié elles méditent de nous demander un service qui nous coûtera. Si effectivement elles nous demandent ce service, c’est en alléguant des motifs qui ne sont pas vrais ou qui ne sont qu’à demi vrais. Toute une diplomatie est déployée où se mêlent mensonge, simulation et dissimulation, afin de capter notre assentiment. Pour nous extorquer un secret que nous sommes tenus de garder, elles plaident le faux pour savoir le vrai, affirment être renseignées sur ce qu’elles ignorent. Pour nous toucher et nous prendre, elles affichent des sentiments d’intérêt, d’amitié, de tristesse ou de contentement, qu’elles n’éprouvent point, etc.