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POUVOIR DU PAPE. POUVOIR DIRECTIF


aux arguments dont Bellarmin n’avait plus fait de cas pour son propre compte.

C’est que « la théorie bellarminienne a plus d’un mérite. Elle opposait une digue à la marée montante des doctrines absolutistes sur le pouvoir royal et sur l’État ; elle s’inspirait d’un souci de réelle modération et cherchait à dégager une notion plus pure de l’autorité spirituelle en même temps qu’à en maintenir toutes les prérogatives ». Leibniz († 1710) n’hésitait pas à la prendre en considération. « Les arguments de Bellarmin, disait-il, qui, de la supposition que les papes ont la juridiction sur le spirituel, infère qu’ils ont une juridiction au moins indirecte sur le temporel, n’ont pas paru méprisables à Hobbes même. EITectivement, il est certain que celui qui a reçu une pleine puissance de Dieu pour procurer le salut des âmes a le pouvoir de réprimer la tyrannie et l’ambition des grands qui font périr un si grand n’ombre d’àmes. » « Pour la juger équitablement, ajouterons-nous avec le R. P. deLubac, il faut… la replacer dans le contexte de l’histoire. » H. de Lubac, Le pouvoir de V Église en matière temporelle, dans Rev. des se. relig. de Strasbourg, t.xii, 1932, p. 330. Toujours est-il qu’à partir du xviie siècle les théories théoeratiques sont abandonnées par la plupart des théologiens et des canonistes ; ils sont reconnaissants à Bellarmin de leur avoir ménagé dans le système du pouvoir indirect une position de repli.

IV. LE SYSTÈME DU POUVOIR DIRECTIF. Les

défenseurs du premier article de la Déclaration de 1682 refusent de s’installer dans cette position, puisqu’ils ne veulent pas plus entendre parler de pouvoir indirect que de pouvoir direct. Toutefois, Bossuet, Maimbourg, Ellies du Pin, Tournély, Régnier et les autres gallicans, qui attaquent encore, et parfois avec une grande violence, l’argument des deux glaives et les autres preuves alléguées par leurs adversaires les plus modérés, se contentent généralement, sur le point qui nous occupe, de thèses purement négatives.

C’est le cas de Claude Fleury († 1723) lui-même qui, dans son Institution du droit ecclésiastique, se borne à des déclarations de principes comme celles-ci : « Personne n’a droit de demander compte au roi du gouvernement de son royaume et, quoiqu’il soit soumis à la puissance des clefs spirituelles, comme pécheur, il ne peut en souffrir aucune diminution de sa puissance, comme roi. » Et voici qui vise Bellarmin et son école : « Nous rejetons la doctrine des nouveaux théologiens qui ont cru que la puissance des clefs s’étendait indirectement sur le temporel, et qu’un souverain étant excommunié pouvait être déposé de son rang, ses sujets absous du serment de fidélité, et ses États donnés à d’autres. » Op. cit., éd. Boucher d’Argis, t. ii, Paris, 1763, p. 220.

Fénelon.

Il faut arriver à Fénelon († 1715),

pour trouver entre la théorie gallicane et celle du pouvoir indirect une sorte de compromis, le système du pouvoir direclif. Au c. xxvii de sa dissertation De summi pontificis auctoritale, à propos de la bulle Unam sanctam et des objections qu’elle soulève contre Boniface VIII, l’archevêque de Cambrai émet une théorie qui, dans son ensemble, s’inspire de Gerson, qu’il cite expressément : « Il ne faut pas dire, comme certains le prêtent à Boniface VIII, affirme le chancelier de Paris, que tous les rois et les princes tiennent leur héritage et leur terre des mains du pape et de l’Église, en ce sens que le pape aurait sur eux tous le prineipat civil et juridique. Mais tous les hommes, princes ou non, sont soumis au pape dans la mesure où ils voudraient abuser de leur juridiction, de leur puissance temporelle et de leur dominium contre la loi divine et naturelle, et cette primauté, peut s’appeler un pouvoir directif et dispositif plutôt qu’un pouvoir civil ou juridique, et potest superioritas illa nominari

potestas direcliva et ordinativa, polius quam civilis vel juridica. »

Ainsi, pas plus que Gerson, Fénelon ne conçoit, entre la juridiction civile et la juridiction spirituelle, un pouvoir juridictionnel spécial du pape s’appliquant aux affaires qui sont en soi temporelles. Pour Fénelon, comme pour Gerson, le pouvoir directif n’est qu’une application particulière aux choses temporelles de la primauté (superioritas) toute spirituelle du pape, non pas une juridiction nouvelle et distincte. Fénelon continue : « Ce pouvoir que Gerson appelle directif et dispositif consiste simplement en ce que le pape, comme prince des évêques, comme recteur et docteur suprême de l’Église, dans les causes majeures de la discipline morale, est tenu d’enseigner au peuple qui le consulte à observer le serment de fidélité. Il n’y a, par ailleurs, aucune raison que les pontifes veuillent étendre leur empire (imperare) sur les rois, à moins que, par titre spécial ou par quelque possession particulière, ils aient acquis ce droit sur quelque roi feudataire du Siège apostolique. Car à tous les apôtres, et par conséquent à Pierre, il a été dit : « Les rois des nations leur font sentir leur domination…, vous, vous n’agirez pas ainsi. »

A la vérité, quand Fénelon en arrive au passage le plus délicat de la bulle Unam sanctam sur le pouvoir spirituel qui institue le pouvoir temporel et le juge s’il dévie — quoi qu’il en ait — son interprétation est moins fidèle à Gerson ; elle rejoint plutôt les vues de Jean de Paris qu’elle ne recouvre la pensée personnelle de Boniface VIII et de ses prédécesseurs ou celle de saint Bernard. Lorsqu’il explique au sens du pouvoir directif le rôle du pape Zacharie dans la déposition de Childéric, on ne saurait dire non plus qu’il soit dans la pure vérité historique, encore qu’il y ait fort loin de Zacharie à Grégoire VII. Enfin, malgré l’usage qu’il fait des expressions indirecte judicat et destituit, il est bien évident surtout que Fénelon n’accorde rien, quant au fond, à la thèse du pouvoir direct, ni même à celle du pouvoir indirect, puisque, pour lui, ni l’institution ni la déposition d’un prince, ni le transfert de sa couronne. ne peuvent être, de la part du pape, l’objet d’un acte de juridiction, au sens propre. « Sans doute, écrit-il, il appartient à l’Église d’instituer les rois, mais non pas quant à la juridiction civile et juridique, non quantum ad jurisdictionem civilem et juridicam, comme le dit très bien Gerson ; jamais, en effet, l’Église n’a prétendu que les rois devaient être directement élus par elle ; cette tâche ne lui appartient que d’une manière directive et dispositive, en ce sens que, comme une pieuse mère, elle enseigne aux électeurs quels princes ils doivent choisir ou écarter. Ainsi, pareillement, elle juge et destitue indirectement les rois établis, lorsqu’elle enseigne à ses fils qui la consultent quels sont ceux qu’ils doivent destituer ou bien confirmer sur le trône. » Op. cit., éd. Vives, t. ii, Paris, 1854, p. 50-52.

Il apparaît bien que Fénelon ne prétend pas restreindre l’action de l’Église et de son chef ; cette autorité toute spirituelle est universelle, puisqu’elle s’étend partout où la foi et la morale sont intéressés, sur toutes les consciences ; mais l’archevêque de Cambrai repousse tout mode d’intervention du pape dans les affaires séculières qui pourrait ravaler son pouvoir essentiellement divin. Cf. Discours pour le sacre de l’électeur de Cologne, dans Œuvres, éd. Vives, t. iv, p. 1-26. Et, sans doute, il est tributaire du présent qui l’entoure, il subit la mentalité de son siècle ; peut-être n’envisage-t-il pas les diverses manifestations du pouvoir pontifical au Moyen Age en tenant toujours un compte exact des modalités historiques où celui-ci s’est déployé ; ses idées n’en méritent pas moins d’être prises en considération.