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2757 POUVOIR DU PAPE. LES THÉOLOGIENS DU XVie SIÈCLE 2758

pour le salut des âmes, il peut assumer ces fonctions de juge, même dans les causes temporelles, lorsque, par exemple, il ne se trouve personne qui puisse juger, soit dans un conflit entre deux rois sans suzerain, soit devant la carence de ceux qui peuvent et doivent juger. » De romano pontifice, t. V, c. vi, t. ii, p. 156.

Bellarmin reconnaît donc au pape, non seulement un droit de munition impératif sur les princes qui abuseraient de leur pouvoir au détriment du bien spirituel ; il lui attribue encore un droit de censure s’étendant jusqu’à l’excommunication, comportant, dans l’espèce, les conséquences politiques les plus graves pour les coupables : populos a juramento fldelilatis absolvere, eosque dignitate atque auctoritate regia, si res ita postulai, privare. Tract, de potest. pontif. in rébus lempor. adv. Barclaium, c. ii, t.xii, p. 15.

Cette conception du pouvoir de l’Église et de son chef, Bellarmin reconnaît qu’elle n’est pas explicitement contenue dans l’Écriture. Discutant le texte de Luc, il déclare que, littéralement, il n’y est pas question de glaives, politique ou ecclésiastique, et que l’interprétation mystique est propre à saint Bernard et à Boniface VIII, dont la doctrine garde néanmoins toute sa valeur. Elle s’appuie, en effet, sur la constitution même que le Christ a donnée à son Église et sur les paroles évangéliques qui fondent le pouvoir pontifical : Quodcumque ligaveris, etc., Matth., xvi, 19, et Pasce oves meas, Joa., xxi, 16 sq. De cette doctrine du pouvoir du sacerdoce sur l’empire, on trouve au moins des traces dans les deux Testaments, et la tradition ecclésiastique abonde en traits qui la justifient ; du reste, l’enseignement formel des papes, conforme à leur manière d’agir, achève la démonstration. En conséquence, pour notre docteur, la théorie du pouvoir indirect, si elle n’est pas de foi, est théologiquement certaine.

3. Il y a lieu de remarquer que, dans la pensée de Bellarmin, il n’est pas explicitement question d’une juridiction spéciale et distincte du pape sur le temporel : quando proprie loquimur, dicimus pontificem habere potestatem in temporalibus, non autem habere potestatem temporalem. Adv. Barclaium, c.xii, n.3. C’est comme pape, en vertu de son suprême pouvoir de juridiction spirituelle et, pour cette raison, indirecte, que le vicaire du Christ peut intervenir dans les affaires séculières. Il ne possède pas un haut domaine de propriété ni de gouvernement, ainsi que le soutenait Gilles de Rome ; le pouvoir civil, comme la propriété publique ou privée, est de droit naturel, venant de Dieu immédiatement. Le souverain pontife n’en a pas moins un droit de direction positive et de contrôle effectif et coercitif sur le gouvernement des États ; bien plus, il a, in ordine ad spiritualia, potestatem disponendi de temporalibus rébus omnium christianorum.

Une telle assertion suppose une conception de l’autorité temporelle qui demeure encore soit despotique, soit féodale et qui s’accorde mal, chez Bellarmin, avec l’esprit de sa propre théorie comme avec ses idées sur l’origine du pouvoir civil.

Du reste, les deux théories, celle du pouvoir direct et celle du pouvoir indirect qu’a systématisée le savant cardinal, ne se rejoignent pas seulement dans le principe primordial de la hiérarchie des fins ; elles se rencontrent, en définitive, dans la pratique, puisque, de part et d’autre, on reconnaît au pontife romain le droit de déposer le souverain récalcitrant. La déposition peut bien n’être voulue que per accidens, casualiter, ralione peccati, selon les formules médiévales, et seulement pour le bien supérieur de la religion, comme un moyen, en vue d’une fin d’un autre ordre ; n’empêche qu’elle est directement voulue, immédiatement visée, formellement procurée, comme une mesure d’ordre temporel. Bien que la fin supérieure en limite l’exer cice, la théorie du pouvoir indirect n’olîre pas de critère bien net pour préciser les cas d’intervention raisonnable dans les affaires de politique séculière. Compris de la sorte, le pouvoir indirect semble bien être, en réalité, sur le temporel, un pouvoir direct. supposant dans celui qui en est investi une véritable autorité politique, une juridiction proprement dite.

Mais il fallait défendre l’autorité du pape contre lésât taques des protestants, la foi catholique contre ! e « serment d’allégeance » : notre controversiste ne pouvait guère, à cette époque et en pleine mêlée, ne pas demeurer tributaire du passé. Il ne le demeurait pas suffisamment, au gré de certains canonistes : peu s’en fallut que les Controverses ne fussent, de ce chef, prohibéespar l’Index. Sixte-Quint et son entourage avaient trouvé que Bellarmin limitait trop la juridiction temporelle du souverain pontife en affirmant qu’il n’a pas. le domaine direct du monde entier. Vittoria faillit subir la même disgrâce.

Cependant, les parlementaires français, de leur côté, condamnent au feu les Controverses de Bellarmin et la Defensio de Suarez († 1617) qui en faisait l’apologie. En 1626, c’est la Sorbonne qui interviendra à son tour pour censurer l’ouvrage de Santarelli, qui soutenait la même thèse. C’est que les régaliens objectaient qu’elle constituait, bon gré mal gré, une menace d’interventions perpétuelles dans les affaires politiques et, par conséquent, de troubles civils. Voir V. Martin, Le gallicanisme politique et le clergé de France, Paris, 1929, p. 163-244,

Suarez, sans doute, et plus précisément peut-être que Bellarmin, s’applique à décrire la juridiction du pape sur le temporel. « Indirecta subjectio solum nascitur ex directione ad finem altiorem et ad superiorem et excellentiorem potestatem pertinentem… Et tune, quamvis temporalis princeps ejusque potestas in suis actibus directe non pendeat ab alia potestate ejusdem ordinis et qnse eumdem finem tantum respiciat, nihilominus fieri potest, ut necesse sit ipsuro dirigi, adjuvari vel corrigi in sua materia superiori potestate gubernante homines in ordine ad excellentiorem finem et œternum ; et tune illa dependentia vocatur indirecta, quia illa superior potestas non circa temporalia per se aut propter se, sed quasi indirecte et propter aliud interdum versatur. « Defensio fldei cathil. et apostol. adv. anglicanæ sectæ errores, t. III, c. v, n. 2, 0 ; iera, éd. Vives, t. xxiv, p. 224.

Suarez justifie par les principes et légitime l’origine de cette autorité du pape qu’il appelle expressément indirecta ; mais il est bien éloigné de la délimiter pratiquement, puisqu’il écrit ailleurs : Fere Iota materia temporalis ad spiritualem ordinari potest et Mi subest, et sub Mo respectu induit quamdam rationem spiritualis maleriee et ita potest ad leges canonicas pertinere. De legibus, t. IV, c. ii, n. 3. Aussi n’hésite-t-il pas à écrire : Propos itio hsec : « papa potestatem habet ad deponendos reges hæreticos et pertinaces, suove regno in rébus ad salutem animæ pertinentibus perniciosos », inter dogmata fldei tenenda et credenda est. Defensio, t. III, c. xxin ; cf. De legibus, t. IV, c. xix. En quoi il renchérit manifestement sur Bellarmin, qui se bornait à. traiter l’opinion contraire de « périlleuse, erronée et proche de l’hérésie ».

Quoi qu’il en soit, Bellarmin fit école : Lessius († 1623), Sylvius († 1649) comptent parmi ses disciples ; bientôt sa théorie devint la doctrine de la Compagnie et d’un grand nombre d’autres théologiens ; lescanonistes eux-mêmes finirent par s’y rallier.

Pourtant l’école dominicaine préféra généralement s’en tenir, tel Jean de Saint-Thomas († 1644), aux formules plus souples de Vittoria, voire même.de Torquemada.

Quant à saint François de Sales († 1622), qui, par ailleurs, avait pour Bellarmin tant d’estime, il fit montre, à l’occasion, de sentiments assez peu favora-