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PLATONISME DES PÈRES. LA VISION DE DIEU


5° Les Pères ont-ils admis qu’on peut voir l’essence de Dieu dès celle vie ? — 1. La question était posée chez les premiers Pères de l'Église grecque, et y recevait une réponse nette.

Dans le Dialogue avec Tryphon, n. 4, P. G., t. vi, col. 485 A, aux enthousiastes déclarations du néophyte platonicien le vieillard réplique : « A quel moment l'âme peut-elle jouir de la vision qui rend bienheureux ? lorsqu’elle est unie au corps ou lorsqu’elle en est délivrée ? » « Cette vision est impossible, déclare ouvertement Théophile d’Antioche. L’homme enfermé avec toutes les autres créatures dans la main de Dieu, ne peut le contempler, pas plus qu’une graine de grenade ne peut voir ce qui est hors de l'écorce. » Ad Autotycum, i, 5, P. G., t. vi, col. 1032 B. Mais dans l’autre vie, « lorsque tu auras déposé la mortalité et revêtu l’immortalité, alors tu pourras voir Dieu… Immortel toi-même, tu verras l’Immortel si, dès maintenant, tu crois en lui ». Ad Aulol., i, 4, ibid.. col. 1036 AB. Cf. Origène, De princ, I, i, 5 et 0, 8, P. G., t. xi, col. 124 C, 128 B.

2. Dans la controverse avec Eunomius et ses disciples, la question fut reprise contre des hérétiques qui, entre autres erreurs, soutenaient que l’on peut ici-bas connaître parfaitement, comprendre la nature de Dieu. Cf. Petau, Theol. dogm., De Deo, t. VII, c. i. Les discours théologiques de Grégoire de Nazianze, où l’influence néoplatonicienne est pourtant sensible, concluent par une thèse qui n’a rien de néoplatonicien. Il faut se recueillir, se séparer de la matière, rentrer en soi, être avec soi (Plotin ne parle pas autrement) ; et alors que verra-t-on ? « La nature première et sans mélange » ? Non, c’est impossible ; on verra seulement, 0eoû xà ômaOïa, un mot de l'Écriture aussitôt traduit en langue platonicienne : on verra un rayonnement de Dieu, un effluve, une image, comme une ombre dans le miroir des eaux. Orat., xxviii, 3, 4, P. G., t. xxxvi, col. 29 A-32 A. Et il poursuit : qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas ; nous pouvons savoir que Dieu existe ; nous pouvons même, partant de ce que nous voyons, conciure qu’il est le Bien, le Beau en soi, ocôxoayaOov, aùxoxaXôv (comme dans le Phédon). C’est bien connaître quelque chose de lui. Mais son essence ? A cause du corps, quel que soit le degré de purification auquel on soit arrivé, c’est impossible, aussi impossible que de dépasser son ombre. Ibid., n. 5 et 12, col. 32 C, 41 B.

Nous ne pouvons connaître Dieu que par ses œuvres, comme le soleil par les ombres ou les images qui s’en forment dans l’eau. Ce qui, pour Platon, était un début, pour Grégoire est une étape qu’on ne dépasse pas ici-bas, aucune autre « théologie » ne nous est accessible, fussions-nous Moïse et le pharaon de Dieu, ou Paul élevé au troisième ciel…, mieux encore, fussions-nous un ange. Ibid., n. 3. Plus loin, n. 18-19, les plus saints personnages de l’Ancien Testament sont passés en revue ; aucun d’eux n’a vu l’essence divine. Paul non plus, n. 20, qui s’efforça d’atteindre, non pas la nature de Dieu, il savait bien que c’est tout à fait impossible, mais les jugements de Dieu, n. 21, col. 53 C ; cf. Oral., xx, 12, col. 1080 BC.

Grégoire de Nysse, qu’on a pu appeler justement le père de la mystique chrétienne, ne pense pas différemment. Même la connaissance extatique, dit-il, n’est pas une intuition immédiate. Ce qu’on y voit, ce sont des représentations, des images où Dieu se donne à connaître autant que c’est possible à l’homme ; Moïse lui-même n’a pas vu Dieu, car il est écrit dans l’Exode, xxxiii, 20 : « aucun homme ne peut voir ma face et vivre ». Moïse l’a demandé, il l’a désiré, mais sa prière fut vaine. De vita Moysis, P. G., t. xliv, col. 401 C ; In Cant., homil.xii, col. 1025 D ; et cf. pseudo-Basile, Epist., viii, 7, t. xxxii, col. 257 C. Le

pseudo-Denys dira lui aussi du contemplatif : a’jyyiyvsTat t(Tj 'Jeô), Qeapeï <$è oôx ocôrév' iOécrroç yàp. De myst. theol., i, 3, P. G., t. iii, col. 1000 D ; cf. Petau, Dogm. theol., De Deo, t. VII, c. i-iv.

3. VA pourtant la « contemplation », selon ces Pères, est la fin dernière de l’homme ; c’est là seulement qu’il trouvera le rassasiement de ses désirs et le bonheur. Oui, mais ce terme bienheureux n’est accessible dès cette vie qu’en partie seulement. Cf. Saint Augustin, De Trinit., XIV, xix, 25, P. L., t. XL.il, col. 1056 : Imago vero quæ renovatur in spirilu mentis in agnitione Dei non exlerius sed interius de die in diem, ipsa perficietur visione quæ tune erit post judicium jacie ad faciem, nunc autem proficit per spéculum in œnigmate.

Et Grégoire de Nazianze : « Nous avons la promesse que nous connaîtrons comme nous sommes connus. Si ce n’est pas possible ici-bas… que me reste-t-il ? Quelle est mon espérance ? Le royaume des cieux… Oral., xx, 12, P. G., t. xxxv, col. 1080 BC. « Je crois ce que disent les sages, dit-il encore, que lorsqu’une âme belle et amie de Dieu s’est détachée des liens du corps, elle entre dans la contemplation du Beau qui lui est réservé, et goûte alors, délivrée de ses entraves, la joie et le bonheur. » Orat., vii, 21, t. xxxv, col. 782 BC. C’est par la mort que l'âme se détache ainsi et se délivre ; Grégoire, dans ce discours, cherche une consolation à la mort de son frère Césaire. Il reprend le même thème dans l'éloge funèbre de sa sœur Gorgonie. Orat., viii, 19, t. xxxv, col. 812 BC. Cf. xxviii, 17, t. xxxvi, col. 48 C ; xxxii, 15, col. 192 A ; Poemata moralia, vers 90 sq., t. xxxvii, col. 687.

6° Le cas de Moïse et de saint Paul offrait une difficulté, car la sainte Écriture laisse entendre (c’est ainsi qu’on la comprenait) qu’ils ont vu Dieu face à face. En leur faveur, et plus rarement en faveur de quelques autres saints, à la suite de saint Basile, In Hexæm, hom. i, 1, P. G., t. xxix, col. 5 C, et de saint Augustin surtout, certains admettent la possibilité, à titre exceptionnel, d’une vision de l’essence divine.

C’est ainsi que saint Thomas, comme Hugues de SaintVictor, Pierre Lombard, Nicolas de Lyre, Denys le Chartreux, admet que Moïse et Paul ont vu passagèrement, mais d’une vision face à face, Dieu « tel qu’il est ». Lavaud, Moïse et saint Paul ont-ils eu la vision de Dieu dès ici-bas ? dans Revue thomiste, 1930, p. 82. Chez ceux dont la psychologie, plus teintée de platonisme, unissait le corps à l'âme d’un lien beaucoup plus lâche, la chose offrait moins de difficultés. Plotin n’expliquait-il pas le rêve par une sortie de l'âme qui s’absente du corps pour quelque temps ? Enn., IV, vii, 8 5. Il se passait quelque chose de semblable dans l’extase. Eum (Deum) nemo vivens videt vita isla, qua mortaliler vivitur in istis sensibus corporis… « Il faut que le voyant meure en quelque manière » : ab hac vita… quodammodo moriatur, sive omnino exiens de corpore, sive ita aversus et alienatus a carnalibus sensibus ut merilo nesciat, sicut Apostolus ait, utrum in corpore an extra corpus sit. Saint Augustin, De Gen. ad litt., XII, xxvii, P. L., t. xxxiv, col. 478 ; cf. Epist., cxlvii, 31, 32, t. xxxiii, col. 610. La condition nécessaire de cette vision est une « extase » impétueuse, dans laquelle mens ab hac vita in illam vilam fuerit abalienata.

Saint Thomas est plus embarrassé quand il recourt aux mêmes explications, qui s’accordent mal avec une métaphysique péripatéticienne, De veritate, q.xii, a. 3 et 4 ; IIa-IIæ, q. clxxv, a. 4 et 5. Évidemment, c’est l’autorité de saint Augustin qui alors l’entraîne. Et, pourtant, la pensée du grand docteur africain semble, sur ce point, avoir été flottante. Si, dans la Lettre ci Pauline et le De Genesi ad litteram, il admet la