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PIÉTISME. INFLUENCE


s’accrut avec une merveilleuse rapidité. En 1698, il

construisait une vaste maison, qu’il fallut sans cesse agrandir. Orphelinats et écoles prirent un développement énorme : à sa mort, en 1727, 134 orphelins et 2 21 17 élèvesl

Un tel succès suppose chez Francke d’éminentes qualités pédagogiques. On a pu l’accuser toutefois d’avoir introduit, en matière d’éducation, des méthodes trop étroites et trop uniformes, qui ne laissaient pas une place suffisante au développement des originalités particulières.

On devine l’influence énorme que le succès de son école et de son orphelinat conférait à Francke sur l’université de Halle. Un grand nomhre des étudiants en théologie avaient fait chez lui leurs premières études et y revenaient pour s’exercer à renseignement. La confiance des familles le couronnait d’une sorte d’auréole. Il vivait au milieu de ses centaines de disciples, comme un patriarche vénéré. C’est alors que le piétisme atteignit l’apogée de va puissance, au sein de l’Église luthérienne. Francke se croyait investi par le ciel d’une sorte de fonction de contrôle sur cette Église tout entière. Et il exerçait la censure avec une sévérité qui n’était pas exempte d’étroitesse et qui multiplia les ennemis du piétisme. Comme il devait au phénomène de la conversion l’orientation nouvelle de sa vie et tout ce qui, à ses yeux, en faisait la fécondité, il attachait une importance presque exclusive à l’apparition de ce phénomène chez les enfants confiés à ses soins. De là à traiter avec mépris et commisération tous les non-convertis, il n’y avait qu’un pas et il fut franchi sans peine. Francke affectait par ailleurs, bien qu’il fût lui-même un érudit d’une science incontestée, de dédaigner, dans l’étude des textes bibliques, tout ce qui tenait au côté simplement scientifique des problèmes — en quoi il avait grandement tort — pour s’attacher surtout à la valeur de vie des révélations scripturaires, en quoi il avait grandement raison. Il ne s’apercevait donc pas que la vie est inséparable de la vérité et qu’elles ne sont toutes deux que les faces complémentaires de la même réalité divine.

Avec un tempérament tel que le sien, Francke devait avoir des ennemis et susciter des oppositions. De fait, il entra rapidement en querelle avec le clergé de la ville de Halle, qu’il accusait de tiédeur et de négligence dans l’exercice de ses fonctions — avec un professeur de droit nommé Thomasius, chez qui il rencontrait de l’arianisme et du socinianisme — avec le philosophe Christian WolfF, l’un des fondateurs de l’Aufklârung ou « philosophie des lumières », qui devait se développer dans le sens du rationalisme intransigeant. Francke se montra particulièrement acharné contre Wolff et il n’eut de cesse qu’il n’eût provoqué de la part du roi-sergent, Frédéric-Guillaume I er, le célèbre rescrit du 8 novembre 1723, qui privait Wolff de son poste de professeur à l’université de Halle et l’obligeait à quitter la ville dans les vingt-quatre heures.

Dans ces différentes querelles, Francke avait eu gain de cause. Il n’en fut plus de même lorsque Valentin-Ernest Loscher, professeur de théologie à l’université de Wittemberg, entra en ligne contre lui. Valentin Loscher était alors l’un des plus grands noms du monde universitaire. Né en 1673, il avait débuté comme professeur à Wittemberg. dès 1697, à 24 ans ! Infatigable et universel, il professa dans les premières années jusqu’à treize heures par jour et sur les sujets les plus divers. Mais, très vite, il avait concentré son attention sur la lutte contre le piétisme. Il devint le grand champion de l’orthodoxie luthérienne, aussi farouchement opposée au déisme d’un Wolff et à toute tentative de rapprochement avec le calvinisme qu’aux idées de Spener et de Francke. Il publia, en 1711, un

Timotheus verinus, qui parut, en 1718, en seconde édi tion augmentée, el qui était un impitoyable réquisitoire contre le piétisme. A ce dernier, il donne, sans ambages, le nom de malum pietisticum. Il dresse contre lui treize chefs principaux d’accusation : indifférentisme voilé sous le masque de la piété, mépris des moyens de salut offerts par Dieu, la parole et les sacrements, dont l’action dépendrait uniquement de la piété de chacun. dépréciation du saint ministère.

— confusion de la foi et des œuvres dans la doctrine de la justification, tendance au millénarisme ( « chiliasme » ), — erreur du « terminisnie » consistant à dire que Dieu a établi pour chaque homme un « terme » pour se convertir, — erreur du « précisisme », consistant à condamner les choses indifférentes (adiaphora), telles que le jeu, la danse, le théâtre, etc., — penchant au mysticisme, faisant de la justification une affaire de sentiment et une « expérience intime », — anéantisse ment des subsidia religionis, l’Église visible, les livres symboliques, l’enseignement théologique, les lois punitives contre l’hérésie, les assemblées ecclésiastiques, les ordonnances de discipline religieuse, en un mot l’orthodoxie, — tolérance à l’égard des sectaires, très répandue chez les piétistes, — « perfectisme », c’est-à-dire la prétention de conduire l’homme pieux à la perfection, — « réformatisme », c’est-à-dire la manie de réformer et de trier les enfants de l’Église,

— enfin séparatisme ou tendance aux réunions isolées et schismatiques. Ces reproches avaient d’autant plus de force que Loscher les formulait avec plus de modération et de netteté dans le langage. Il reconnaissait les bonnes intentions de Spener et même de Francke et s’attaquait surtout à Joachim Lange, qui se montrait l’un des plus agressifs parmi les piétistes et qui fit en fait échouer toutes les tentatives de conciliation poursuivies par Loscher.

Ces attaques eurent pour résultat de déconsidérer le piétisme, qui ne cessa dès lors de décliner, jusqu’au jour où le rationalisme, chassé de Halle avec Wolff, y reparut en vainqueur, avec Jean-Salomon Semler, professeur à cette université de 1753 à 1793.

IV. Les tendances mystiques et séparatistes du

    1. PIÉTISME CULMINENT CHEZ ZlNZENDORF##


PIÉTISME CULMINENT CHEZ ZlNZENDORF. Voir Ce 110111.

V. Influence du piétisme.

L’avènement et le développement du piétisme marquent un tournant décisif dans 1 histoire de l’Église luthérienne. Cette Eglise avait pris une forme que Harnack a caractérisée en ces termes méprisants : « Une misérable doublure du catholicisme. » ( L’essence du christianisme, Paris, 1907, p. 349.) Le piétisme revint à cette idée d’une religion libre, intime, profonde, personnelle, qui avait été la première idée de Luther en révolte contre Rome et qu’il avait exprimée par son dogme du « sacerdoce universel ». Sans attaquer nommément aucun des enseignements fondamentaux du luthéranisme, il fit une véritable révolution dans la façon de les comprendre. Il s’attacha à réhabiliter les œuvres, à en faire la condition visible de la sincérité dans la foi. Il emprunta au puritanisme son esprit de sévérité el d’austérité. Comme le jansénisme au sein de l’Eglise catholique, il accentua si bien les bienfaisantes rigueurs de la morale chrétienne qu’il les rendit odieuses el insupportables au grand nombre et fut ainsi le principal fourrier du rationalisme et de la « libre pensée. Le vers fameux de Musset :

Vous les voulez trop purs les heureux que vous faites

exprime à merveille le sentiment de découragement engendré par l’austérité puritaine, janséniste ou piétiste, dans l’esprit des « chrétiens moyens ».

Par sa nature, le piétisme ne pouvait être qu’une forme aristocratique de la religion, une forme réservée à une élite. Il précipita donc la déchristianisai ion des