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vent urcs qui lui advinrent à deux reprises au passage des Alpes. Plusieurs des missions qu’il reçut alors des papes, comme le retour de Guillaume d’Aquitaine au parti d’Innocent 11, la réconciliation de Pise et de Lucques (Mil) et l’examen du cas de l’évêque de Clermont (1145), ne furent pas couronnées de succès. Au contraire, les deux voyages qu’il lit en Angleterre, dont le second dura plusieurs mois, lui permirent d’y développer les maisons elunisiennes et de renouer des rapports amicaux avec Henri de Blois, son ancien moine, devenu évêque de Winchester, qui devait se retirer en 1 155 à Cluny avec son riche patrimoine. De même, dès 1126. il avait fait un séjour en Espagne, pour y visiter les nombreux monastères que Cluny avait fondés ou reçus des princes espagnols en ces frontières de la chrétienté, et pour continuer l’œuvre de soutien et de conciliation que son prédécesseur, saint Hugues, y avait inaugurée lors de la croisade sarrasine tic 1065. Pierre le Vénérable cemmença par réconcilier Alphonse II de Castille avec son rival malheureux Alphonse I er d’Aragon. Puis, à son second voyage (fin de 1141), connaissant mieux désormais les besoins et les ressources des catholiques mozarabes, il crut bien servir la cause chrétienne en faisant traduire en latin le Coran. Il s’adressa sans doute à l’école d’interprètes fondée par Raymond, évêque de Tolède, et il chargea de ce travail Pierre de Tolède et deux esprits à tendances encyclopédiques, Hermann de Dalmatie et le prêtre anglais Robert Kennet ou de Rétines ; il leur associa un Arabe, du nom de Mahomet, pour vérifier le texte original, et son propre secrétaire, Pierre de Poitiers, pour revoir la traduction. Ce travail, qui lui coûta fort cher, fut achevé en 1143, et, malgré ses inexactitudes, devait servir de base à beaucoup de travaux postérieurs et à toutes les traductions en langues vulgaires jusqu’au xviie siècle.

De retour à Cluny, il apprit bientôt la mort d’Abélard qu’il avait en vain invité, dès 1135, à se retirer à Cluny, et qu’il avait enfin reçu avec joie (1140) dans son abbaye, puis au prieuré de Saint-Marcel de Chalon, après sa double condamnation à Sens et à Rome ; il lui dédia une épitaphe, élogieuse pour le philosophe fourvoyé dans la théologie, et il écrivit à Héloïse deux lettres pleines d’admiration pour Abélard et de sollicitude pour elle-même et son fils.

Philosophe lui-même par son amour de la méditation et de la solitude, il aime, au retour de ses voyages, à mener une vie studieuse et tranquille non pas à Cluny, ce « parloir de la chrétienté », mais à Marcigny ou dans un prochain ermitage, lui-même assez fréquenté des moines, mais ignoré du grand public. C’est là que ses correspondants le surprennent plusieurs fois vers cette époque : c’est le cas pour deux lettres de son grand prieur, où il lui fait part d’une cruelle épidémie de peste, qui fit de nombreuses victimes, à Cluny comme dans toute la France, vers 1145. De même, vers 1142, les lettres s’accumulent à Cluny et ne l’y trouvent pas ; saint Bernard s’impatiente de ce silence et s’en déclare offensé ; il fallut la réponse toute de douceur de l’abbé Pierre pour rétablir entre ces deux amis, qui ne cessèren jamais de s’estimer, le ton affectueux des anciens jours. Enfin, en 1150, il s’excuse auprès de saint Bernard à (ause de sa santé et d’un chapitre général qu’il doit tenir à Cluny le même jour, de ne pouvoir assister au concile de Chartres projeté en vue de la croisade.

Ses dernières années furent, semble-t-il, attristées par ses démêlés avec la commune de Cluny (charte inédite du ms. 220 5, nouv. acq. du fonds latin de la Bibl. nat. de Paris), par les troubles communaux de Vézelay contre son frère Ponce dont il dut s’occuper, par des dettes criardes auxquelles il ne put faire face que grâce aux libéralités de Henri de Winchester

DICT. DE THÉOL. C/VTIIOL.

(il ID), qui devint de ce l’ait comme l’administrateur des biens de l’abbaye (Bruel, Chartes de Cluny, t. v, p. 188— 190), par des tendances séparatistes, auxquelles le grand abbé dut se prêter, de la part des prieurés clunisiens d’Angleterre et d’Italie (1151), en tin, par des résistances à Cluny même, qui l’obligèrent à mettre par écrit son système d’administration (1148) et ses statuts successifs de réforme, et d’y faire son apologie. Il chercha plus que jamais à rendre périodiques les chapitres généraux. Enfin, en 1153, il dut recourir à l’autorité du légat du Saint-Siège. Tout cela annonçait qu’après sa disparition la décadence de ce grand corps de Cluny ne tarderait pas. Pierre mourut le 25 décembre 1156 et l’ut inhumé dans le chœur de l’église abbatiale.

Doué des plus belles qualités physiques et morales, il avait augmenté magnifiquement la prospérité de son ordre : il avait porté de 300 à 400 le chiffre de ses moines à Cluny, et à 2 000 le nombre des maisons soumises à son obédience. Très vite, son renom de sainteté s’était répandu, et l’appellation de Vénérable, qui était devenue peu à peu comme un titre pour les abbés de Cluny, et lui avait été donnée par l’empereur Frédéric Barbero usse lui-même (1 153), lui reste affectée après sa mort. Il semble pourtant que des insuccès répétés, et d’incessantes attaques, à l’intérieur comme à l’extérieur du cloître, aient parfois découragé son action et lui aient fait prévoir la décadence qui allait frapper son ordre sous ses successeurs immédiats, décadence qui tenait au succès des nouveaux ordres, et à l’immensité même de cette famille clunisienne qui ne pouvait s’accommoder de chefs médiocres. Quant aux insuccès personnels de Pierre le Vénérable, ils s’expliquent à première vue par la discrétion excessive qu’il mit à user d’une autorité incontestée, à cause même de son caractère pacifique et des obstacles qu’il rencontra dès le début de son abbatiat ; mais, si l’on y regarde de plus près, on verra que ses interventions, même les plus diligentes, ne furent pas toujours appréciées comme elles auraient dû l’être, parce qu’elles s’inspiraient toujours de cette recherche du juste milieu, qui n’a jamais été le lot du grand nombre. Voir P. L., t. cité, col. 883.

Mais cette qualité maîtresse a donné à sa vie intellectuelle un équilibre parfait entre les soins de l’action et ceux de la contemplation : les théologiens lui doivent quelques-unes des œuvres — mal connues comme son rôle religieux lui-même — les plus soignées et les plus attachantes de ce xiie siècle, à la pensée si ardente et si variée, si audacieuse dans ses recherches et parfois si libre dans ses conclusions. L’historien des idées voit en lui « l’esprit le plus séduisant, le plus ouvert, le plus large d’idées, le plus pénétré du véritable* esprit évangélique ». C’est aussi un esprit curieux et supérieurement doué, qui n’a pas fait école et qui semble, jusqu’à plus ample informé, ne s’être fait le disciple d’aucun maître — sauf peut-être d’Abélard vieilli et assagi, V( ir itid., col. 306 — au point qu’on donnerait raison à son secrétaire, Pierre de Saint-Jean, quand il lui dit son admiration : lia quippe omnium liberalium disciplinarum scientiam vos asseculum videmus ut nisi ab Illo (Deo)… cor veslrum occulta inspiralione fugiter illustrari sciremus, hominem pœne adhuc primsevum… tanta comprelienderc potuisse… miraremur. P. L., t. cit., col. 59-60.

Cet autodidacte écrit en amateur, sur des sujets varies, qui l’obsèdent, des traités théologiques d’un style clair et sobre, avec une méthode rigoureuse et bien équilibrée, qui fait leur juste part à la raison et à la foi, aux arguments d’autorité et aux diverses formes de raisonnements usitées désormais dans les écoles. Si son information patristique est assez courte, sa connaissance de la sainte Écriture est approfondie et —

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