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PHILOSOPHIE ET RELIGION. PROBLÈMES D’AUJOURD’HUI

La vérité est vue par nous dans le Verbe. Mais c’est la vérité rationnelle, la vérité des sciences mathématiques. Entre le système des vérités nécessaires vu en Dieu et nos sens impuissants à connaître le réel, où trouver un moyen d’atteindre le monde contingent ? Malebranche n’a pu se tirer de cette question embarrassante qu’en faisant appel à la foi. Or, nous savons que l’Église a besoin d’une philosophie réaliste. Celle de Malebranche devait donc lui être suspecte, et c’est pourquoi le grand oratorien figure au catalogue de l’Index. Sans compter qu’en plaçant la connaissance humaine en Dieu et en refusant aux créatures toute activité. Malebranche engageait la philosophie sur une voie qui conduit au panthéisme.

Le kantisme.

Le principe de l’autonomie de la pensée, latent chez Descartes, prend chez Kant une ampleur monstrueuse. Tout le monde sait que Kant a prétendu opérer, dans la théorie de la connaissance, un renversement analogue à celui qu’avait opéré Copernic en astronomie : au lieu que la connaissance tourne autour des choses, les choses reçoivent leurs lois du sujet pensant. Source de subjectivisme très inquiétant. Mais, surtout, principe de l’absolue suffisance de la raison humaine, ou, pour mieux dire, de sa divinisation. Rien ne peut être accepté qu’en tant que requis par la pensée. L’impératif catégorique, expression de la raison en ce qui concerne la pratique, est donc la première valeur. Dieu n’intervient que comme adjuvant de la morale : il est, peut-on dire, rigoureusement subordonné à la morale, puisque son rôle est simplement d’en rendre l’accomplissement possible. La philosophie issue de Kant sera donc, pendant tout le xixe siècle, l’adversaire le plus redoutable du christianisme. En Allemagne, elle opère une dissolution du protestantisme, dont nous n’avons pas à retracer l’histoire. En France, elle inspire les doctrines qui travaillent directement à la ruine du catholicisme ; et, cependant, elle s’infiltre quelquefois chez des catholiques et l’on a pu reconnaître son influence dans le modernisme. Si l’Église n’a pas mené contre le kantisme la même lutte qu’elle a engagée contre le modernisme, c’est parce que, comme dit saint Paul, elle n’a pas à condamner ceux du dehors.

La remarque, en effet, doit être faite. L’Église, qui est intervenue contre les philosophies, d’une allure si hautement spirituelle, de Descartes et de Malebranche, qui, au xixe siècle, a arrêté la propagation de doctrines nobles comme celle de Rosmini et des ontologistes, n’a pas pris la peine de condamner des systèmes infiniment plus corrupteurs. Nous en savons le motif : elle veille sur ses enfants et les garde des doctrines qui pénètrent chez eux. Il est probable que, si M. Bergson n’avait pas eu, parmi les catholiques, des disciples qui donnèrent au bergsonisme des applications au moins hasardées, jamais plusieurs de ses livres n’eussent été mis à l’Index.

Le XIXe siècle.

Au xixe siècle, l’Église a plusieurs fois, et de plusieurs manières, donné des directions à ceux de ses enfants qui philosophaient. Condamnation du traditionalisme et du fidéisme ; malgré leurs bonnes intentions, Lamennais et Bautain ruinaient les certitudes rationnelles dont nous savons que l’Église a besoin. Condamnation nette de l’ontologisme de Rosmini, qui restaurait les thèses aventureuses de Malebranche et risquait, comme lui, de compromettre la transcendance de Dieu et la distinction entre le naturel et le surnaturel. Mesures prises également contre les ontologistes français qui, beaucoup plus retenus que Rosmini, avançaient cependant sur la même voie. Ce ne furent là que des épisodes sans lendemain. Mais, pendant que l’Église catholique semblait ainsi jouir de la paix, une tempête bien autrement grave se préparait en dehors d’elle. Les philosophies post-kantiennes opérèrent en Allemagne, pendant cette période, une véritable dissolution du protestantisme. Elles prétendirent, en effet, découvrir l’essence de la religion et en décrire l’origine ; une fois en possession de l’essence de la religion, elles en interprétaient tous les dogmes et leur donnaient une signification qui les vidait de leur sens surnaturel. Au terme de cette évolution, si l’on se demande ce qui, chez certains protestants théologiens, subsiste encore de christianisme, on ne trouve pas autre chose qu’un vague sentiment du divin, un attachement aux formules chrétiennes prises pour des symboles et un désir d’union des âmes par la charité. Quand cette transformation du protestantisme orthodoxe fut à peu près achevée, le prestige de la philosophie et de la science allemandes entraîna un groupe d’exégètes, d’historiens, de théologiens catholiques. Les uns consciemment (Tyrrell, Loisy), les autres, dans une mesure d’intelligence plus ou moins claire, conçurent le projet de faire subir au catholicisme le même traitement que Schleiermacher ou Ritschl avaient fait subir au protestantisme. Le catholicisme resterait cependant catholicisme, parce que l’expérience religieuse y serait toujours une expérience sociale et traditionnelle organisée par l’Église.

La question du modernisme n’était donc pas une question concernant les rapports entre la foi surnaturelle et la raison, c’était l’alternative entre l’interprétation authentique du christianisme et l’abandon des mystères chrétiens. L’Église devait condamner ou périr. Mais il y avait, dans l’esprit de beaucoup d’hommes qui n’étaient modernistes que par tendance vague, le préjugé que les recherches philosophiques, historiques, exégétiques, etc., doivent être poursuivies, dans leur domaine propre, sans tenir compte des principes posés par l’autorité ecclésiastique. Il s’agissait, en somme, comme le montre M. Rivière dans son Histoire du modernisme, d’une conciliation entre l’autorité de l’Église et la critique. Si, en théorie, un conflit entre la vérité de la foi et la vérité de l’histoire, de la philosophie, etc., est impossible ; et si, encore en théorie, une recherche intelligente et désintéressée ne peut aboutir à l’erreur, il est évident qu’en pratique maintes recherches, soi-disant scientifiques, sont conduites par des préjugés, comme, à l’inverse, l’autorité a eu parfois un attachement excessif pour des habitudes de penser soi-disant traditionnelles. Une logique ou une jurisprudence de ces conflits est-elle possible ? Les cas individuels sont peut-être par trop nombreux et imprévisibles.

La victoire de l’Église sur le modernisme fut due, en partie, aux mesures de rigueur prises par Pie X, à « l’état de siège » qu’il décréta. Elle fut, sans doute, due aussi, en grande partie, à la restauration de là philosophie thomiste. Jamais, sans doute, cette philosophie n’avait été abandonnée. Mais elle sommeillait, elle ne produisait rien. Déjà, vers le milieu du xixe siècle, des travailleurs consciencieux et intelligents s’employèrent à la mieux faire connaître ; même aujourd’hui, les œuvres de Gonzalez, Libératore, Zigliara ont encore une valeur. Mais ce fut le grand pape Léon XIII qui donna l’impulsion décisive. Les universités catholiques, récemment fondées en divers pays, fournirent des penseurs et propagèrent le mouvement. Au début, il s’agissait avant tout de posséder saint Thomas, tout saint Thomas, et de le faire connaître ; les initiateurs, de quelque originalité de pensée qu’ils fussent capables par eux-mêmes, furent forcément des vulgarisateurs, par exemple, Mgr d’Hulst, le cardinal Mercier. Malgré sa fidélité à l’Aquinate, le mouvement néoscolastique ne pouvait pas se propager autrement que dans des nations données et selon des conditions extérieures données. Il se colora donc quelque peu de nuances diverses, selon les époques et