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PHILOSOPHIE ET RELIGION. LA SCOLASTIQUE

font qu’un. Si la philosophie établit des doctrines, c’est pour éclairer les vérités révélées, sans d’ailleurs réussir jamais à en éliminer le mystère radical ; les preuves apportées pour montrer la nécessité de l’incarnation ne valent pas ce que confirme major auctoritas, Cur Deus homo, i, 2, et « quoique l’homme en puisse savoir, il ignore encore des principes plus profonds d’une chose si grande ». Ibid. En dehors des démonstrations spécifiquement rationnelles de vérités rationnelles, La philosophie éclaire les données de la foi en approfondissant les analogies entre le naturel et le surnaturel ; mais elle ne progresse que grâce à la pureté morale de l’âme et au travail de sa sanctification. Car le chrétien pénètre les raisons de ce qu’il croit fidem indubilanter tenendo, amando et secundum illam vivendo. De Trin., 2. Bien plus, l’expérience chrétienne est nécessaire pour que grandisse la lumière intellectuelle : qui experlus non fuerit, non intelliget. Nam quantum rei auditum superat experientia, tantum vincit audientis cognitionem experientis scientia. Ibid.

Il est juste de dire, avec Mgr Grabmann citant Hasse, « qu’Anselme a rajeuni saint Augustin, pour poser un fondement à Thomas d’Aquin ». Cependant, une ambiguïté demeurait concernant la nature et le sens de la philosophie : pour Augustin et Anselme, en fait, la théologie, dès son début, s’aide des données de la foi, et sa fonction est de comprendre ces données. Mais, en droit, une philosophie autonome, se constituant par ses seules forces en vue d’obtenir des clartés naturelles, est-elle légitime ? La question n’était pas résolue, et ce serait le rôle de saint Thomas de la trancher.

La grande scolastique.

L’occasion serait fournie par l’invasion de la philosophie arabe en Occident. Jusqu’au xiiie siècle, les écoles catholiques connaissaient et utilisaient surtout Aristote comme logicien ; Abélard avait bien popularisé sa doctrine de l’abstraction, mais l’ensemble du système était encore étranger. Or, non seulement les œuvres d’Aristote s’introduisent dans des traductions arabes, mais des traductions latines sont faites directement sur le texte grec (par exemple, celle de la Métaphysique, exécutée par Guillaume de Moerbeke à la demande de saint Thomas), et les ouvrages des grands disciples arabes d’Aristote, Avicenne, Averroès, etc., se répandent. Si Avicenne, pour le principal de ses théories, était encore près du christianisme, Averroès s’y opposait absolument. Devant cette invasion, les penseurs catholiques se partagèrent en trois groupes. Les uns, continuant l’augustinisme, estimèrent qu’une philosophie bâtie absolument en dehors du christianisme était, par là même, condamnée : ce qui manquait à ses auteurs, en fait de dispositions morales, les avait rendus inaptes à trouver le vrai. Pour la rejeter, il suffisait de rappeler les données fondamentales de la vie chrétienne et les conditions de la connaissance de la vérité. D’autres, au contraire (en particulier les maîtres de la faculté des arts, à Paris), moins connaisseurs en fait de théologie, se laissèrent influencer par des philosophies dont l’appareil dialectique les éblouissait et, même, ils les adoptèrent, au risque de compromettre leur foi. Un troisième parti (Albert le Grand et saint Thomas) comprit que le christianisme, pour continuer à diriger la civilisation, devait s’assimiler toutes les conquêtes de la pensée profane. Il s’agissait donc, tout en en rejetant les erreurs, de faire servir à l’Évangile une philosophie construite uniquement par les seules ressources de la raison, une « philosophie séparée ». Impossible de le faire sans préciser non seulement en fait, mais en droit, les relations entre philosophie et théologie.

La première tendance, l’augustinisme, trouve son expression la plus parfaite en saint Bonaventure (1221-1274). Le point de départ est la foi, beaucoup plus certaine que tout le reste, et dont il importe de pénétrer peu à peu, dans la mesure de nos forces et de notre grâce, les données. Le point d’arrivée doit être Dieu : la philosophie est un itinéraire de l’âme vers Dieu. La méthode elle-même est liée à la foi : n’oublions pas, en effet, en quelles conditions nous avons été mis par le péché : prière, grâce, purification du cœur sont conditions essentielles de la recherche du vrai. S’il en est ainsi, une philosophie séparée est chose dangereuse et qui déviera vers l’erreur. Bonaventure, qui réside à Paris au temps où l’averroïsme et le thomisme s’y propagent, les connaît ; il réprouve l’averroïsme et n’accepte pas le thomisme, qui signifie pour lui la philosophie autonome. Nous venons d’en voir les motifs. Mais nous comprenons par là-même que Bonaventure ne pose pas les mêmes questions que Thomas d’Aquin et, par conséquent, il n’a pas à leur apporter de réponse. Comme le dit M. Gilson, « la philosophie de saint Thomas et celle de saint Bonaventure se complètent comme les deux interprétations les plus universelles du christianisme, et c’est parce qu’elles se complètent qu’elles ne peuvent ni s’exclure ni coïncider ». La philosophie de saint Bonaventure, p. 473.

Le parti averroïste, tout en prétendant respecter les enseignements du christianisme, apportait, au problème des relations entre philosophie et théologie, une solution absolument opposée à celle de saint Bonaventure. La philosophie, science de la vérité rationnelle, ne procède que par démonstrations ; elle a ses principes à elle, sa méthode, sa certitude. Elle explique ce qu’ont cherché et trouvé les philosophes de l’antiquité et leurs commentateurs. Procédant ainsi avec une autonomie absolue, elle arrive, en certains points, à des résultats contraires à la révélation. Sur ces points donc, on constatera le désaccord, on croira ce qu’enseigne la révélation, car la parole de Dieu est bien au-dessus des démonstrations humaines. Telle était l’attitude du célèbre Siger de Brabant. Il nous est impossible de savoir si c’était une attitude de façade, exigée par l’opportunité, ou si, réellement, Siger restait croyant, tout en enseignant une théorie inconciliable avec la foi. Plus tard, les thomistes mirent les averroïstes en présence de la contradiction qu’implique la thèse d’une double vérité ; si ce qui est vrai, prouvé pour la philosophie, peut être faux pour la foi, et réciproquement, les principes de la pensée croulent. Mais Siger envisageait peut-être cette opposition de manière moins nette ; il pouvait, par exemple, estimer que des démonstrations fondées sur des causes créées conduisaient à des propositions vraies dans la sphère d’un monde déterminé et fausses au regard de l’incréé. La contradiction d’une telle théorie était évidemment moins nette que celle de la « double vérité ». Aujourd’hui encore, les bizarres discussions sur la valeur du principe du tiers exclu montrent que certains de nos contemporains sont disposés à admettre une logique analogue à celle de Siger de Brabant. Voir, dans la Rev. de métaph. et de mor., de 1925-1926, la discussion entre M. Rolin Wavre et M. Lévy, portant sur la théorie de M. Brouwer. Toujours est-il que, pour l’esprit lumineux qu’était saint Thomas, la position de Siger était aussi absurde en philosophie qu’hérétique en théologie.

Contre les averroïstes, saint Thomas pose donc la nécessité de l’accord de la vérité avec elle-même, de la philosophie avec la théologie ; mais il estime aussi qu’il faut distinguer le domaine et les méthodes de l’une et de l’autre ; et, par là, il prend, aux regards des augustiniens, une apparence de révolutionnaire. La philosophie a son domaine à elle, celui des vérités connaissables par la raison ; la théologie a le sien, celui des vérités révélées. Ce qui est objet de foi ne peut en même temps et au même titre être objet de science ; ce