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PHILOSOPHIE ET RELIGION. LA SCOLASTIQUE

qu’ils ont affirmé de vrai. Quant aux hérétiques, ils ne cherchent guère à légitimer leur folie raisonnante au nom d’une philosophie autonome ; ils s’efforcent bien plutôt de la placer sous le couvert de soi-disant révélations. Ainsi, le domaine et l’indépendance de philosophie et théologie ne sont pas absolument déterminés.

A moins que saint Irénée, le premier des grands théologiens, n’ait tracé les frontières. Car il a très distinctement séparé la connaissance naturelle de Dieu de la connaissance surnaturelle que nous donne l’Évangile : connaissance naturelle, obtenue par des raisonnements humains et qui ne va qu’à affirmer Dieu ; connaissance surnaturelle, donnée par l’amour divin qui veut nous faire pénétrer en lui, qui nous imprègne alors de sa lumière et nous vivifie. A ces deux connaissances doivent évidemment correspondre deux systèmes scientifiques distincts. Mais Irénée craint tellement les abus auxquels donne lieu la philosophie profane, il se fie si peu à des efforts tant de fois dévoyés, qu’il est beaucoup plus porté à proscrire la philosophie qu’à lui assigner un rôle propre.

Saint Augustin.

Il faut venir jusqu’à saint Augustin pour que le problème des rapports entre philosophie et théologie soit posé et résolu.

Il est facile de rassembler, dans l’œuvre immense d’Augustin, des multitudes de démonstrations rationnelles qui formeraient un traité complet de philosophie, sans faire intervenir la révélation. Augustin démontre par la raison l’existence de Dieu, la destinée de l’âme, Dieu fondement de toute connaissance ; bien plus, il démontre rationnellement la légitimité de la foi, le fait de la révélation, les convenances des mystères. Ainsi, la raison, par ses seules forces, est capable de bâtir une philosophie ; et il est nécessaire que la raison justifie le bien-fondé et prouve le fait de la révélation. Une philosophie autonome, semble-t-il, a donc le droit d’exister. Ne tirons pas si vite semblable conclusion : Augustin, en effet, n’a pas l’habitude de se préoccuper des droits théoriques, des possibilités idéales mais des situations de fait ; et son existence antérieure l’a rendu très sévère pour les théories profanes qui l’ont trompé. Loin donc d’assigner à la philosophie une autonomie (qui serait sans doute justifiée pour des hommes qui ne seraient pas pécheurs ; mais Augustin ne se pose pas une telle question), il enseigne qu’il faut d’abord croire, et la lumière de la foi nous éclairera pour que nous cherchions et trouvions les autres lumières, même les lumières qui éclairent les avenues de la foi. Si la raison de l’homme est naturellement faite pour connaître Dieu, si l’existence de Dieu est d’une clarté qui touche presque à l’évidence, elle n’est pourtant connue que des cœurs purs et de ceux qui, déjà, désirent vaguement Dieu. Pour ceux qui sont engagés dans le péché, la démonstration de Dieu restera incompréhensible. Il faut donc d’abord les amener à souhaiter la béatitude et à former un acte de foi en celui seul qui les éclairera : le premier article de l’enseignement de saint Augustin est le credo ut intelligam. Il restera le premier article de l’enseignement des théologiens jusqu’à saint Thomas, et, par conséquent, nous devrons attendre jusqu’au xiiie siècle une élaboration complète de la théorie des rapports entre philosophie et théologie. Bien entendu, la doctrine augustinienne n’est absolument pas un fidéisme », selon le sens commun de ce mot, mais un intellectualisme : l’acte de foi implique des motifs rationnels qui le justifient, d’où la formule : intellige ut credas, crede ut intelligas. L’activité intellectuelle naturelle précède, accompagne et suit l’acte de foi : seulement elle diffère du tout au tout selon qu’elle précède ou selon qu’elle suit : intellige ut credas verbum meum, crede ut intelligas Verbum Dei.

Le haut Moyen Age.

1. Après saint Augustin, Boèce est sans doute celui qui a exercé l’influence prépondérante sur les destinées de la philosophie et de la théologie. Dans son De consolatione philosophiæ, il a donné l’exemple d’une pensée qui, sans user de vérités fournies par la révélation, établit une doctrine complète de la recherche de Dieu, de la nature de Dieu, du gouvernement du monde et de la vie humaine. La philosophie prouve son autonomie en s’exerçant de manière autonome. Boèce avait conçu le projet de composer une concordance de Platon et d’Aristote ; s’il ne l’a pas exécuté, il a enseigné la logique d’Aristote au Moyen Age, logique se justifiant par ses seules forces. Enfin, Boèce nous a laissé, parmi ses opuscules théologiques, un De Trinitate qui donnera plus tard lieu à saint Thomas de traiter les questions fondamentales de la connaissance théologique. Serait-il inexact de dire que Boèce a infléchi la spéculation chrétienne venant de saint Augustin sur le chemin qui aboutira à saint Thomas ?

2. La renaissance carolingienne se caractérise par un hyperconservatisme ; on n’ose rien affirmer qu’en le fondant sur une autorité. Par réaction contre cette timidité, Jean Scot Érigène use de la philosophie avec une hardiesse démesurée. Ses intentions sont foncièrement chrétiennes, l’autorité de Dieu révélant est suprême. Mais la raison possède, en droit, une dignité que n’a pas la croyance par autorité, majoris dignitatis esse quod prius est natura, quam quod prius est tempore. Rationem priorem esse natura, auctorilatem tempore didicimus. Sans doute, la raison, déclare Érigène, ne l’emporte qu’en cas de conflit avec une autorité humaine, avec un Père. En pratique, il se comporte comme si la spéculation humaine n’était justiciable que de ses règles à elle-même, et il propose de la genèse du monde une interprétation qui ne peut s’accorder avec le dogme. Loin donc de s’être précisés, les rapports entre philosophie et théologie se sont obscurcis au IXe siècle.

Les débuts de la scolastique.

Cependant, l’influence de saint Augustin reste prépondérante ; elle continuera à dominer jusqu’à la fin du xiiie siècle, et elle va produire deux systématisations philosophiques qui sont la gloire de la pensée chrétienne : celles de saint Anselme et de saint Bonaventure.

Les livres de saint Anselme (1033-1109) donneraient, à un lecteur inattentif, l’impression d’un rationalisme se fiant à ses forces : une doctrine de la vérité, une doctrine de l’existence et de la nature de Dieu sont établies par la dialectique, et, chose plus grave, la Trinité et l’incarnation sont aussi démontrées par la dialectique, comme si elles étaient du ressort de la philosophie naturelle. Mais cette première impression se dissipe vite ; en réalité, Anselme cite sans cesse les Pères, surtout Augustin, dont il a pénétré jusqu’au fond la doctrine vivante. Lui-même nous dit, dans la préface du Monologium, n’avoir rien affirmé quod non catholicorum Patrum et maximum beati Augustini scriptis cohæreat. Comme Augustin, il use tant de la raison que, en droit, sa philosophie pourrait être une philosophie indépendante de la loi. Mais en fait, toujours comme Augustin, il estime qu’une pensée ne commençant pas par la foi est une pensée entourée d’un nuage d’erreurs. La foi, qui naturellement porte avec elle ses fondements rationnels, doit donc être le point de départ du philosophe, qui cherche à avoir de sa foi une intelligence plus pleine. En effet, la nature de la vérité est si immense qu’elle ne saurait être épuisée par un esprit créé ; toujours nous aurons à y faire de nouvelles découvertes. Le Christ nous donne sa et ses dons pour comprendre, et l’Écriture elle-même nous y exhorte : nisi credideritis, non intelligetis.

Ainsi, pour Anselme, philosophie et théologie ne