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PIERRE CHARRON


créatures. Ibid. Elles font des hommes des formalistes, « s’attachant tout aux formes et au dehors, pensant être quittes et irrépréhensibles en la poursuite de leurs passions et cupidités, moyennant qu’ils n’obmettent rien des formalités » ; — ou des superstitieux, « injurieux à Dieu et ennemis de la vraye religion, se couvrant de piété, zèle et affection envers I)ieu, jusques à s’y peiner et tourmenter plus qu’on ne leur commande, pensant mériter beaucoup ». Ibid., cf. p. 349. Cette façon de concevoir la religion est celle du vulgaire, p. 357, et elle sert admirablement l’ambition de ceux qui veulent conduire les hommes. P. 350.

La vraie religion est tout autre chose que ces anthropomorphismes superstitieux :. Elle donne une autre idée de Dieu et’n’enferme pas en des formules ce qui ne peut y être enfermé. Elle montre en Dieu « la première cause de toutes’choses et l’estre des estres, sans grande déclaration ou détermination la bonté, perfection et infinité du tout incompréhensible et incognoissable, comme enseignent les pythagoriciens et plus insignes philosophes ». P. 351. Si elle ne supprime pas totalement les rites, elle en fait bon marché. Servir Dieu, c’est « servir de cœur et d’esprit », sans croire qu’il tient « au service extérieur et public », p. 354, et unir à cette offrande d’âme une vie conduite selon les lois « de la vraye preudhomie ». P. 356. « Qui vaut mieux, religion ou preudhomie ? demande même Charron, je ne veux pas traiter cette question. » Mais il n’est pas difficile de voir de quel côté i ! penche : religion est « plus facile » et pour « les esprits simples et populaires » ; preudhomie « beaucoup plus difficile » et pour « les esprits forts et généreux » ; puis, loin que la religion soit « une généralité de tout bien et de toute vertu », comme le pensent quelques-uns, « qui ne recognoissent autre vertu ny preudhomie que celle qui se remue par le ressort de religion », la religion « qui est postérieure est une vertu spéciale et particulière, distincte de toutes les autres vertus, qui peust estre sans elle et sans probité ». P. 357-358. La vraie religion est donc pour Charron la religion des déistes.

Mais l’homme connaît-il avec certitude les fondements de cette religion naturelle : l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ?

L’existence de Dieu ? La Sagesse ne répond pas à cette question. Elle pose Dieu comme inconnaissable mais comme existant. Mais la première des Trois vérités que Charron s’efforce de démontrer est l’existence de Dieu. Dieu, y dit-il déjà, est V Inconnaissable : « Déité, c’est ce qui ne se peut cognoistre ; du flny à l’infiny, il n’y a aucune proportion, nul passage. » Les trois vérités, édit. de 1597, t. I, c. iii, p. 18. Quant à son existence, les uns la nient : ces « nieurs », les véritables athées, sont des hommes à l’âme forte, car il y a « plus de force et roideur d’âme à devenir athée qu’à servir Dieu ». Ibid., p. 7. Cf. Pascal, Pensées : « Athéisme, marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement. » Édit.Brunschvicg, p. 225. D’autres prétendent ne pouvoir ni démontrer, ni nier absolument cette existence ; ces « doubteurs » doutent, ou par théorie métaphysique, ou par indifférence pour la religion, ibid., p. 9 ; d’autres enfin, à l’exemple des épicuriens, ne nient pas Dieu, mais le relèguent en son siècle, sans rapport avec les créatures. Ibid.’, p. 10.

Contre ces « athées », comme il les désigne en bloc, il démontre donc l’existence de Dieu et de la Providence. Aux c. vi, vii, viii, ibid., p. 27-48, il donne de l’existence de Dieu des preuves que résume ainsi H. Busson, Les sources et le développement…, p. 587, n. 2 : « 1° Naturelles : A. Monde en général : a) cause efficiente du monde ; b) le monde est fini, donc il n’est pas de soi, mais par un autre qui est Dieu ; c) composé de choses contraires qui donc ont été amenées de force et harmonisées par une puissance qui leur est exté rieure ; d) le mouvement (pris à Platon, à Aristote et aux stoïciens) ; e) cause finale. H. Monde en particulier : a) ordre, variété, harmonie du monde, hiérarchie des êtres et leurs propriétés ; b) la bonté relative des créatures prouve une bonté supérieure ; c) l’homme : merveilles de sa naissance, de son corps, de son intelligence. 2° Raison morale : consentement universel des peuples. 3° liaison surnaturelle : merveilles opérées par les puissances invisibles (magie, sorcellerie, miracles, prédictions). »

Quant à la Providence dont il parle, loc. cit., c. ix-xi, il la démontre générale et particulière par la bonté de Dieu et par l’ordre du monde.

Ce n’est pas toutefois une impression de calme certitude que dégage cette démonstration de Dieu et de la Providence. C’est que Charron — Garasse le lui reproche, et Bayle lui en fait gloire — expose les objections des libertins avec une vigueur qu’il ne met pas dans leur réfutation. « Il fait comme Lucilio Vanino, dit Garasse, Apologie contre la censure de la Doctrine curieuse, p. 266, ou plustost, celuy-ci comme celuy-là ; il trahit sa cause, car il rapporte la force de leurs raisons (des libertins), les expose, les commente, les met en posture et puis nous laisse là. » « Il est très faux, répond Bayle, que Charron fasse cela ; mais, après avoir proposé fidèlement les objections des athées, il les réfute avec beaucoup d’application et de solidité. Mais… des auteurs qui ont plus d’esprit que de bonne foi voudraient » que l’on affaiblisse les objections pour opposer une réfutation très forte. « La sincérité s’oppose au premier parti et la nature des matières rend quelquefois l’autre impossible », la raison fournissant alors des objections très fortes et les défenseurs du dogme ne pouvant opposer « que l’autorité de Dieu. Quoi qu’il en soit, notre Charron avait l’esprit pénétrant ; il découvrait à perte de vue les ressources et les répliques d’un adversaire qui attaque et que l’on attaque. Il s’expliquait ingénument et n’employait point la ruse pour vaincre ». Cf. Bayle, loc. cit., note P ; Busson, De Charron à Pascal, c. i et n.

Quant à l’immortalité de l’âme, Charron déclare, Sagesse, t. I, c. viii, p. 37, que la religion seule l’établit nettement. « L’immortalité de l’âme est la chose la plus universellement, religieusement (c’est le principal fondement de toute religion) et plausiblement retenue par tout le monde… ; la plus utilement creue, assez prouvée par plusieurs raisons naturelles et humaines, mais proprement et mieux establie par le ressort de la religion que par tout autre moyen. » P. 37. L’édition de 1601 disait : « La plus utilement creue, la plus faiblement prouvée et establie par raisons et moyens humains. » Cf. Busson, op. cit., c. in.

De ces textes, il faut rapprocher des passages du livre I de la Sagesse, où est fait le procès de nos moyens de connaître, celui-ci, par exemple, c. xxxix, ii, Faiblesse, p. 156-157 : « Si l’homme est faible à la vertu, il l’est encore plus à la vérité… C’est chose estrange, l’homme désire naturellement sçavoir la vérité et, pour y parvenir, remue toutes choses, néantmoins, il n’y peust parvenir ; si elle se présente, il ne la peust comprendre ; s’il ne la comprend, il s’en offense… Les deux principaux moyens qu’il employé pour parvenir à la cognoissance de la vérité sont la raison et l’expérience. Or, tous deux sont si faibles et incertains (bien que l’expérience plus) que nous n’en pouvons rien tirer de certain. » Plus haut, en effet, au c. xi, Des sens de nature, il a insisté sur la faiblesse des sens, sur les incertitudes de leurs données et, par conséquent, de l’expérience, comment ils trompent la raison et sont trompés par elle ; au c. xv, De l’esprit humain, p. 71, il a montré son impuissance à connaître la vérité : « Nous sommes nais à quester la vérité : la posséder appartient à une plus haute et grande puissance. Quand il