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PHILOSOPHIE ET INTELLECTUALISME

récente d’Edouard Le Roy, « la pensée est ingénérable », n’est-elle qu’une forme du principe d’immanence.

Sous ces formules, il y a d’abord (et c’est ce qui les rend plausibles) une constatation évidente sur la nature de la connaissance ; nous ne connaissons que ce qui, d’une manière ou d’une autre, est devenu objet de pensée. Au fond, c’est un truisme, mais un truisme redoutable, parce que son expression verbale risque de tromper. « Je ne connais que ce que je pense. » C’est absolument évident : comment connaîtrais-je ce dont je n’ai pas la pensée ? Mais n’allez pas donner à ce truisme indiscutable le sens absurde : « Je ne connais que les actes de ma pensée. » Car « ce que je connais », ou, autrement dit, l’objet de ma pensée n’est pas l’opération par quoi je pense, mais le terme objectif (réel ou idéal) de mon opération. Et ceci est évident. Aussi, quand on presse un peu le sens du principe d’immanence, tel que le proposent nos contemporains, ce sens s’évapore. Chez L. Brunschvicg, l’immanence a une limite, le « choc » qui oppose une barrière à l’activité de l’esprit et le contraint à chercher des procédés nouveaux et des solutions inédites ; ce « choc » est évidemment étranger aux esprits individuels. Que si on le résorbe dans une pensée supra-individuelle (et il y a bien des chances pour que ce soit la conviction de L. Brunschvicg), c’est là une thèse métaphysique à priori, et, en tout cas, énoncer une telle thèse est reconnaître à notre pensée individuelle le droit de dire le vrai sur des réalités qui la dépassent absolument. Quelque artifice de psychologie logique qu’on fasse intervenir, on a admis en fait un intellectualisme réaliste.

De même, chez Edouard Le Roy. S’il n’y a pas d’au-delà de la pensée, si la pensée est ingénérable et si nous sommes toujours en elle, on a mis par avance dans cette pensée toutes sortes de choses, en particulier la biosphère et toute la vie qu’elle renferme, plus les minéraux. Cela revient, en somme, à appeler tout « pensée », ce qui permet ensuite de dire qu’il n’y a que la pensée. Comme le jeu verbal puéril ne peut être le fait d’un penseur aussi profond qu’Éd. Le Roy, ne serions-nous pas autorisés à entendre son principe de la manière suivante qui, elle, est indiscutable ? « La pensée est ingénérable », c’est-à-dire : « Il y a toujours eu de la pensée », « la pensée ne peut admettre un moment où il ait pu ne pas y avoir de pensée ». Car la vérité est éternelle, et la vérité implique une pensée qui la fonde. Ce principe supporte la philosophie de Platon ; il est présent partout chez saint Augustin et chez saint Anselme. Et nous osons dire que saint Thomas l’admet implicitement. Saint Thomas admet, en effet, que la finalité (c’est-à-dire le mouvement déterminé vers un terminus ad quem) exige l’intelligence, ou immanente à l’être qui agit, ou lui fixant du dehors la loi de son activité. N’est-ce pas admettre, comme évident, que la pensée est présupposée par tout ? Actio agentis, ad hoc quod sit conveniens fini, oportet quod ei adaptetur et proportionetur, quod non potest fieri nisi ab aliquo intellectu, qui finem et rationem finis cognoscat, et proportionem finis ad id quod est ad finem ; aliter convenientia actionis ad finem casualis esset. De potent., q. i, a. 5. — On pourrait citer beaucoup d’autres textes. C’est la possibilité même de l’action transitive en général, en tant que dirigée vers un terme, qui exige l’intelligence ; ou, en d’autres termes, à moins d’opter pour le hasard, le chaos et la folie, il faut supposer la pensée pour expliquer ce qui ne pense pas. Ces principes sûrs sont ceux de la philosophie thomiste ; et, si Éd. Le Roy n’entend qu’eux par sa formule « la pensée est ingénérable », nous sommes d’accord avec lui.

2. Après les postulats qui, à l’avance, condamneraient l’intellectualisme réaliste, il y a, et c’est encore plus grave, les déformations : on en fait couramment une caricature. Il consisterait, en métaphysique, à poser un monde d’objets fixés à jamais, et, en épistémologie, à dire que l’esprit humain, par l’opération de l' « intellect-agent », c’est-à-dire par abstraction, pénètre d’un coup les essences immuables des choses. La connaissance humaine serait ainsi composée, comme un gigantesque jeu de patience, de petits morceaux indéformables, les concepts reproduisant les essences, que nous pourrions diversement combiner, mais nullement modifier. Le thomisme serait donc une négation de l’activité intellectuelle.

Nous croyons que les premiers philosophes « néothomistes », dont l’horizon de pensée était partout fermé par le front positiviste, ont quelque peu donné dans ce travers. Ils menaient la lutte contre l’empirisme ; et, comme il arrive toujours dans le combat, ils se laissaient imposer par l’adversaire le terrain du combat, voire les armes. Ils ont décrit l’abstraction de manière trop matérielle, comme si elle consistait simplement à laisser tomber les accidents individuels pour posséder la plénitude de l’essence. Mais saint Thomas n’est pas responsable des fautes d’expression de quelques-uns de ses interprètes tardifs. En réalité, saint Thomas sait très bien que nous n’avons pas une intuition directe et immédiate des essences (voir notre livre, Réalité et relativité, Paris. 1927, p. 72-101 et 259-277), et que nous conquérons celles-ci peu à peu, en les construisant en quelque sorte. Sans doute, il ne s’est pas livré à une analyse des démarches scientifiques, à la manière de L. Brunschvicg et de M. Meyerson ; il en aurait été bien empêché au xiiie siècle. Mais il a décrit, avec une précision qui aujourd’hui encore peut servir de modèle, la triple ascension que nous devons accomplir pour atteindre l’essence. Une première abstraction, qui, pourtant, est déjà active et doit n’être pas confondue avec l’acte d’isoler une propriété matérielle, découvre les relations physiques, les lit dans les phénomènes corporels. A un degré plus élevé, l’abstraction découvre les relations mathématiques qui, bien évidemment, ne sont pas contenues dans la matière sous la forme où nous les connaissons. Enfin, le mouvement de l’activité intellectuelle s’achève dans la découverte des éléments les plus intimes de l’être, des éléments métaphysiques (prédicaments, prédicables, transcendantaux). L’activité de l’esprit ne trouve donc pas l’essence, elle la construit par un triple mouvement ; sa construction n’est nullement identique aux sensations provoquées par la matière, elle est suggérée, indiquée, par leur résistance opaque à l’esprit. Si l’idéalisme contemporain ne demande pas autre chose quand il réclame pour l’activité de l’esprit (et demander davantage est abusif), nous pouvons être d’accord avec lui.

Enfin, l’intellectualisme réaliste est défiguré en ce qu’on affecte de le confondre avec un verbalisme. On suppose que l’essence étant censée passer tout entière dans le concept, et celui-ci étant adéquatement représenté par le mot, le philosophe thomiste croirait manipuler dans son langage les réalités dernières. Et, comme cette prétention est insoutenable, il en serait puni en ce qu’au lieu de traiter des essences, il ne traiterait que des mots.

Quoi qu’il en puisse être de la scolastique tardive, les reproches précédents n’atteignent nullement les grands maîtres, un Bonaventure et un Thomas d’Aquin. Ce que nous venons de dire sur la construction de l’essence le prouve. Il faudrait distinguer ici le point de vue psychologique et le point de vue logique. Au point de vue psychologique, notre pensée est essentiellement constructrice, systématique. Tout jugement est déjà un raisonnement : dire qu’il fait beau temps suppose que je sais ce que c’est que beau temps, et que