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PHILOSOPHIE ET INTELLECTUALISME

affirme l’absolue suffisance de la pensée humaine, conceptuelle et discursive en matière morale et religieuse n’est pas autre chose que le rationalisme sous sa forme la plus crue. » Rousselot, article Intellectualisme, dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, t. ii, col. 1069. Mais ces prétentions, qui furent celles de la métaphysique de Hegel, ou, d’une autre manière, du scientisme, sont aujourd’hui plus que démodées : il est trop évident que l’intelligence humaine est plongée dans un océan de mystères impénétrables, et le danger consiste plutôt à la croire radicalement impuissante.

Or, pour être chrétien, il faut accorder à son intelligence un certain crédit ; il faut être sûr que notre intelligence est capable de connaître des choses réelles en dehors de nous ; que nos propositions, démonstrations, théories, sont susceptibles d’avoir un sens objectif ; que nous pouvons donc connaître l’abstrait ou l’universel ; que nous sommes capables de prouver des vérités non constatables par les sens. — Ces certitudes premières sont impliquées et exigées :

Par le christianisme qui impose à ses fidèles des vérités à croire.

La foi est d’abord une adhésion intellectuelle, voir l’art. Foi ; elle exige en nous la capacité de comprendre et d’exprimer des vérités objectives notifiées abstraitement. S’il en était autrement, les énoncés dogmatiques seraient purement verbaux et sans rapport avec notre vie spirituelle. La foi suppose par là même que nous sommes en mesure de prouver la vérité de la révélation : car une adhésion sans motifs intellectuels pourrait bien être une impulsion sentimentale ou un coup de force du vouloir, elle ne serait pas un « culte raisonnable », tel que celui demandé par l’apôtre Paul, et nous voyons que Jésus a prouvé sa mission par des arguments. Bien plus, saint Paul déclare que la raison humaine, par ses seules forces, a la puissance de connaître Dieu, et que les païens de l’hellénisme sont inexcusables de n’avoir pas connu Dieu par ses œuvres : cet enseignement de saint Paul a été repris et défini explicitement par le concile du Vatican. Inutile enfin de rappeler quelle a été la pratique des premiers apologistes, des Pères, des docteurs ; quel a été toujours l’enseignement de l’Église ; comment elle a, par d’innombrables bénédictions, encouragements, ordres, favorisé la philosophie intellectualiste de saint Thomas. Nous devons déclarer que le sens et le sort du christianisme sont solidaires du sens et du sort de l’intellectualisme, entendu au sens indiqué plus haut.

Par la pratique de la vie morale.

La distinction primitive du bien et du mal, le discernement de finalités objectives et de règles s’imposant comme devoirs, l’accord entre le sujet agissant et l’ordre extérieur par la bonne intention, l’impartialité requise pour reconnaître concrètement ce qu’il faut faire, les appréciations par la conscience des actes accomplis, tous ces jugements essentiels de la moralité supposent l’intelligence. Et ils supposent une intelligence pensant en idées générales et s’adaptant à un ordre objectif. Il n’y a moralité que s’il y a une philosophie intellectualiste réaliste.

Par la science.

Nous l’avons déjà montré plus haut. Il suffit de lire avec attention des ouvrages scientifiques, aussi bien de première main que de vulgarisation, pour y trouver sans cesse l’attestation que l’auteur use de propositions, de preuves, de théories, impliquant la croyance à la valeur objective d’une raison abstraite. Les travaux d’Emile Meyerson sur l’histoire des sciences mettent ces attestations en un jour éblouissant. Il est vrai que M. Meyerson prétend faire simplement œuvre d’historien, et n’en pas tirer de conséquences métaphysiques. Mais il nous suffit de constater que les sciences impliquent un intellectualisme réaliste, et disparaissent s’il disparaît.

Par la vie spontanée des hommes et ce qu’on appelle le « sens commun », pourvu que « sens commun » désigne les premiers principes solidifiés de la pensée spontanée, non les préjugés sociaux.

Il est clair, en effet, que la recherche scientifique continue, en les affinant, les procédés et les exigences de la pensée spontanée. Des théoriciens paradoxaux ont soutenu récemment que la science va à rencontre du sens commun, qu’elle dissout le sens commun : on se rend compte aisément que pareil paradoxe repose sur une confusion. Science et philosophie dissolvent, en effet, les préjugés sociaux ou les croyances massives formées par fusion d’idées très complexes : là est une des vérités mises en valeur par le bergsonisme. Mais science et philosophie continuent, de la manière la plus authentique, les recherches et les procédés purement intellectuels de la pensée spontanée. On en trouvera des preuves convaincantes chez des épistémologues aussi opposés les uns aux autres que Léon Brunschvicg (Les étapes de la philosophie mathématique, t. I, c. i, p. 7-26), M. Emile Meyerson (La déduction relaliviste, p. 70), le P. Garrigou-Lagrange (La philosophie de l’être).

Par toute philosophie, quelle qu’elle soit.

Tout système, nous l’avons déjà remarqué, enseigne des vérités universelles objectives, même le positivisme, le pragmatisme entendus au sens le plus radical. Ils enseignent, en effet, sur la science, la généralisation, les lois, etc., ce qui suppose des idées générales représentant des catégories de choses réelles et des vérités pensées valant universellement. Des systèmes qui nient les idées générales et leur valeur objective, et la capacité de l’esprit de connaître l’universel, nient donc les conditions essentielles de leur signification. Rien de plus complètement absurde qu’un système niant ce qui rend possible les systèmes ; rien de plus absurde qu’une pensée niant les conditions nécessaires de la pensée. Là est la force des célèbres démonstrations par lesquelles Aristote, dans sa Métaphysique, établit le droit que nous avons d’affirmer sur le réel ; aujourd’hui, l’école phénoménologiste a repris, d’une manière nouvelle, ces analyses. Husserl, par exemple, établit irréfutablement que tout psychologisme, c’est-à-dire toute doctrine confondant la valeur objective de la vérité avec la valeur subjective d’opérations mentales, est une doctrine qui se nie elle-même. La pensée et son objectivité sont donc des données primitives que la philosophie peut décrire (phénoménologie), expliquer jusqu’à un certain point, critiquer même pour en éprouver la solidité, mais non rejeter. Nous devons donc être résolument intellectualistes.

Difficultés que l’on fait à l’intellectualisme.

Si l’intellectualisme, si surtout l’intellectualisme réaliste sont si souvent aujourd’hui attaqués ou tournés en dérision, c’est qu’on en fait une caricature, ou qu’on lui oppose des postulats plus que contestables.

1. Parmi ces postulats, le premier à signaler, parce qu’admis sans discussion par nombre de contemporains, est « le principe d’immanence ». Ce principe, qu’on invoque souvent, n’est pas fréquemment formulé, ou il est formulé très différemment. Si on l’exprime dans les termes de Maurice Blondel (rien ne peut entrer en l’homme qui ne corresponde, en quelque façon, à un besoin d’expansion), il pose une loi de l’activité humaine que déjà saint Thomas avait exprimée sous d’autres concepts. Voir, dans le Diction. apolog., l’article Immanence. On peut sans doute mal entendre cette loi et s’en servir contre l’intellectualisme ; mais ces questions ne sont pas à traiter ici. Au contraire, il y a une formule du principe d’immanence qui pose à priori l’idéalisme le plus radical ; « Il n’y a pas d’au-delà de la pensée », la pensée ne peut atteindre que ses propres actes. Peut être la formule