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PÉCHÉ ORIGINEL. CONSÉQUENCES


cet avis. On discute encore pour savoir si l’homme déchu est au-dessous de l’homme de la nature pure. Pour le vrai disciple de saint Thomas, la question de l’identité ontologique des deux états ne peut pas faire de doute.

Pourtant, moralement et en fait, l’état de déchéance ne peut être confondu de tout point avec l’état de pure nature. Dans celui-ci, il n’y a pas descente d’un degré supérieur dans lequel l’homme aurait été constitué ; il y a simple absence de grâce, simple manifestation, dans la lutte de la concupiscence contre l’esprit, de ce qui est naturel à l’homme ; il n’y a pas déséquilibre, mais ordre naturel avec une fin que l’on peut atteindre, et des moyens adaptés à cette fin ; il y a l’infirmité spirituelle de la pauvre nature humaine avec les indigences essentielles d’un esprit uni à la matière, mais non une nature en dette et coupable.

Cet état de nature pure n’est pas d’ailleurs, comme l’état de nature déchue, un état réel, mais une pure abstraction qui n’existe pas et n’a jamais existé à l’état séparé ; l’homme qu’atteint l’histoire, la psychologie ou la révélation, n’est pas un homme qui a d’abord été dans l’état de nature avant d’être déchu et restauré ; il a d’abord été en Adam dans l’état de nature élevée pendant quelque temps, mais, depuis la chute, en état de nature déchue. Dans cet état, il n’est point réduit à l’ordre naturel dans lequel la nature pure aurait été constituée. Il reste appelé à la seule fin que Dieu, dans le fait, destine à sa créature, la fin surnaturelle ; et il se trouve, si Dieu ne le relève par un médiateur, privé des moyens et des forces surnaturelles qui l’adapteraient à cette fin : le voilà donc, en droit, pour toujours dans un état de déséquilibre et de désordre. Ce qui n’aurait été qu’absence de grâce, ou infirmité congénitale dans l’état de nature pure, devient, chez le non baptisé, état coupable et endettement pénal, et demeure, chez le baptisé, même la faute remise, châtiment ou épreuve qui dure jusqu’à la mort : c’est un état profondément misérable.

Mais, il faut aussitôt le remarquer, Dieu, dans sa miséricorde, n’a laissé ni Adam, ni sa postérité dans cet état misérable ; l’humanité déchue n’a pas été abandonnée à ses seules forces, mais rappelée à son unique fin surnaturelle. Dieu veut sauver tous les hommes, et il les sollicite tous par sa grâce. Le médiateur n’a pas seulement été promis à Adam ; il n’a jamais manqué de mettre son influence au service des âmes qui, dans l’ignorance invincible des moyens normaux de salut, ont répondu aux sollicitations de la grâce et ont fait ce qu’elles pouvaient pour se soumettre à la justice qui vient de Dieu. On ne peut donc dire que l’homme déchu, avant de recouvrer le don de la vie surnaturelle, soit dans un état naturel, il traverse un état transnaturcl, pour parler comme M. Blondel.

Dans cet état, où il n’y a plus ou pas encore la vie surnaturelle à laquelle il est appelé ou à laquelle il est rappelé, l’homme est « comme traversé de stimulations en rapport avec cette vocation même ; il ne retombe pas dans une nature étale, mais garde le stigmate d’un point d’insertion préparé et comme une aptitude à recevoir la restitution dont il a besoin pour ne pas rester en deçà de sa destinée réelle et obligatoire. » A Lalande, Vocabulaire de la philosophie, art. Transnaturel, t. ii, p. 909 sq.

C’est ici que se grefferait le problème du salut de tous ceux — et ils sont légion — qui se trouvent en dehors des voies normales instituées par la Providence. On sait avec quelle largeur de vues l’ont abordé les théologiens modernes et quelle application étendue ils ont faite de l’axiome médiéval : Facienli quod in se est, Deus non denegat gratiam. Cf. L. Capéran, Le problème du salut des infidèles. Essai historique, p. 529.

P) Bilan de la nature déchue. — En partant de ces

données, il est facile d’établir le bilan des incapacités dont est frappée la nature déchue, des forces qui lui restent, des espérances pour l’au-delà qui lui sont ouvertes.

Sur le plan surnaturel, ce n’est pas de dégénérescence progressive, mais d’incapacité absolue de la nature déchue qu’il faut parler : inadaptation, déséquilibre, voilà la peine principale de l’état de nature déchue en cette vie ; dans l’autre, cette peine enveloppe la perte de la béatitude surnaturelle à laquelle nous étions appelés. Cette peine est commune à tous les descendants d’Adam, enfants ou adultes, qui meurent avec le seul péché originel. Elle est grande objectivement, puisqu’elle implique la privation du plus grand bien, la vision béatifique.

-Mais cette peine ne peut causer pourtant aucune affliction dans cette nature qui, tout en sachant la familiarité dans la vision de Dieu souhaitable, la tient raisonnablement comme au-dessus de ses forces et se contente d’une béatitude à sa mesure. C’est pourquoi les âmes mortes avec le seul péché originel, tout en manquant leur fin surnaturelle, n’en souffrent en aucune façon, parce qu’elles ignorent la privation dont elles sont le sujet ; elles possèdent sans douleur les biens qu’elles ont par nature. Elles sont en possession de la béatitude et de la fin que, dans l’état de nature pure, nous dirions naturelle.

Sur le plan du développement naturel de l’homme, c’est d’insuffisance relative à réaliser pleinement sa vie religieuse et morale qu’il faut parler. L’humanité déchue ne tient plus des dons préternaturels la faculté de développement, la capacité de surmonter toutes les difficultés intellectuelles ou morales qui lui auraient permis d’arriver à une perfection pleinement humaine. Par la soustraction de ces dons, la voilà réduite à la fragilité et à la perfection très limitée de l’état de nature pure. Ainsi, la peine du péché originel ne consiste pas dans l’altération des forces de la nature, mais dans le fait qu’elles sont laissées à leur infirmité congénitale. Le péché originel ne met aucune énergie mauvaise dans la nature ; mais en la privant des dons qui prévenaient ses misères, physiques et morales, et mettaient un obstacle aux principes de défection qu’elle contient, il la laisse telle quelle, avec les difficultés de développement, qui viennent de l’ignorance et de la concupiscence, toujours capable, sans doute, d’ascension intellectuelle, morale et religieuse, mais capable aussi de dégénérescence par le mauvais usage de sa liberté.

Il faut noter aussi que, si le péché originel est indirectement à la source immédiate des fragilités et des misères inhérentes à la nature, il n’est point pour cela à la source de toutes les fragilités et de toutes les responsabilités. S’il faut rattacher à la faute première les misères communes qui s’attachent au genre humain d’âge en âge, mort, maladies, infirmités physiques et morales, dérèglement des passions, il faut mettre aussi sur le compte des péchés personnels ou des vices communs à des familles ou à des races, accumulés encore et aggravés par l’hérédité, les dégradations spéciales et plus accentuées que l’on rencontre dans certains hommes, certaines familles, certaines races.

Le bilan réel de la nature déchue n’est d’ailleurs point complet du fait que l’on a noté les insuffisances de cette nature ; il faut dire les forces qui lui restent pour le bien, y ajouter les avances divines qui doivent l’aider à marcher vers sa tin.

Toutes les âmes connaissent ces avances : les âmes de bonne volonté y répondent et sont sauvées ; nul n’est condamné aux peines positives de la géhenne en raison de la faute première, nul n’est perdu complètement que par un tenace mauvais vouloir personnel.

Si déjà la nature déchue garde en elle des capacités d’ascension dans la connaissance et le bien moral, à