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PÉCHÉ. CAUSES EXTÉRIEURES, DIEU ?


s’il est la cause première de l’acte du péché? Saint Thomas, pour son compte, opère aisément cet accord. II a mis au principe du péché un défaut. En ce défaut, le libre arbitre s’est soustrait à l’influence du premier agent ; ou plutôt n’esl-il pas autre chose que la soustraction même du libre arbitre à la motion divine ? On ne peut donc attribuer à Dieu la privation qui frappe le péché, mais au libre arbitre, auteur de sa propre défaillance. Dans l’explication causale du péché, on remonte, pour autant qu’il est un acte, jusqu'à Dieu ; pour autant qu’il est une privation, jusqu'à la volonté. Rendre compte de l’acte requiert qu’on le mette en rapport avec Dieu ; mais on a complètement rendu compte de la privation, si l’on a invoqué le libre arbitre. Seul le défaut échappe à l’influence de la cause première ; et un défaut précisément explique le péché. Selon cette analyse, on ne peut même pas dire que Dieu soit cause accidentelle de la privation du péché : nullo modo Deus est causa dejectus concomilanlis actum. Ia-IIæ, q. lxxix, a. 2, ad 2um. Il le serait, si la privation accompagnait l’acte tel qu’il est causé par Dieu (comme elle l’accompagne tel qu’il est causé par la volonté) ; mais elle ne l’accompagne qu’en vertu du défaut qui est au principe de l’acte, où s’introduit la rupture entre la privation et la cause première. Si, maintenant, l’on demandait : pourquoi Dieu prête-t-il son influence quand l’acte, qui n’eût point été posé fans elle, doit être, d’ailleurs par la faute de la créature, frappé de privation ? Nous avons répondu cidessus : il ne faut invoquer rien d’autre que notre condition fragile, la sagesse et la justice mystérieuses des secours divins. Ia-IIæ, q. lxxix, a. 2.

Cette analyse disjoint donc, d’une part, l’acte du péché, d’autre part, la privation où se vérifie la raison commune de mal. Cette même disjonction permet à saint Thomas d’accepter que Dieu, causant l’acte du péché, cause son espèce, sans que, néanmoins, on doive attribuer à Dieu le mal du péché : car, si l’acte du péché est mauvais en son espèce, ce n’est point que le mal consiste dans la spécification même que l’acte reçoit de son objet, mais dans la privation qui ne peut manquer d’affecter l’acte ainsi spécifié. Pour nous, qui avons agréé une malice positive s’introduisant dans la constitution même de l’espèce du péché, pouvonsnous, cette fois, accepter cette conséquence ? Mais si Dieu ne cause point l’espèce de l’acte, il ne cause point l’acte lui-même : et donc ne sommes-nous point réduits cette fois ou bien à abandonner la thèse de saint Thomas et de la saine métaphysique, ou bien à renoncer enfin à cette malice positive dont nous avons jusqu’ici chargé nos analyses ? Nous avons, dès notre étude de la nature du péché, prévu cette difficulté. Elle n’est pas invincible. L’affirmation d’une malice positive dans le péché s’introduit aisément, comme nous avons déjà vii, à l’intérieur de l’analyse de saint Thomas, loin de la contredire.

Il est vrai que l’acte du péché est constitué comme mauvais dans son adhésion positive à l’objet, et il est vrai que Dieu causant l’espèce du péchéquilui vient de son objet, ne le cause pas cependant comme mauvais. Le secret de la conciliation de ces deux vérités est dans la distinction de l’espèce physique et de l’espèce morale. Dieu cause le péché en son espèce physique ; le péché est mauvais en son espèce morale. La première tient à l’objet en ce qu’il est ; la seconde à l’objet discordant d’avec la règle de raison. Que l’acte du péché soit positivement constitué en son espèce physique, Dieu en est la première cause ; mais qu’il soit positivement constitué en son espèce morale, il le doit au défaut de la volonté. La privation de la règle raisonnable en la volonté n’a pas empêché qu’elle n’agisse et n’exprime son énergie en une tendance positive et spécifiquement constituée ; mais, à cause du défaut initial, il se trouve

que cette tendance représente une contrariété à la règle de raison. Il y a, dès lors, un mal positif, mais dont l’origine première est un défaut où s’introduit la rupture entre l’influence divine et l’effet obtenu. Il ne faut point renier saint Thomas, mais discerner seulement qu'à partir du défaut de la volonté procède, outre la privation et antérieurement à elle, une tendance positive moralement qualifiée et que le mal du péché, dont Dieu n’est point la cause, se vérifie déjà, avant toute privation, dans une contrariété où le péché trouve son espèce proprement morale.

Les plus grands commentateurs de saint Thomas l’ont ainsi compris. Cajétan, In I am -II le, q. lxxix, a. 2, distingue pour sa part l’acte moral ut sumplus absolule, comme procédant de l’agent muni, si l’on peut dire, de son défaut : en ce cas, il s’accompagne d’une difformité et n’est pas de Dieu ; ut est ab ayente ut sic : dans ce cas il est parfait et procède de Dieu. Pour Jean de Saint-Thomas, il énonce expressément, l a -ll æ, disp. IX, a. 2, n. 76, que l’ordre positif moral à l’objet désordonné, en tant qu’il est quelque chose, est de Dieu ; en tant qu’il touche un objet désordonné et privé des règles de la raison, d’où procède dans l’acte la privation de la rectitude, il est fondement défectible et n’est pas de Dieu. Voici deux exemples des propositions des Salmanticenses : « Dieu fait que cette formalité de la malice et la tendance à l’objet discordant soit tout entière être, ou plutôt, pour parler mieux, il fait tout cet être qu’est la susdite tendance ; il ne fait pas cependant qu’un tel être soit en outre ceci, savoir tendance vers un objet discordant : donc il ne fait pas qu’il soit malice. » Disp. VI, n. 90. « Bien que Dieu atteigne l’entité entière de la formalité malice, il n’atteint pas cependant la malice même en sa raison de malice, car il n’atteint pas la susdite entité totalement et quant à tout son mode, mais seulement de façon inadéquate, en tant qu’elle dit la fonction propre d’entité, c’est-à-dire le fait d’avoir l'être, en faisant abstraction de la manière de l’avoir, par mode de tendance vers un objet discordant, et de la fonction et expression de cette tendance. » Ibid., n. 89. La puissance positive de pécher, que ces derniers commentateurs ont insérée, on s’en souvient, entre le défaut de la volonté et son acte mauvais, comme la cause immédiate de la malice positive, est l’objet d’une distinction pareille : attribuée à Dieu pour l'être qu’elle a, elle ne l’est pas, si on la considère formellement comme puissance de pécher. Ibid., disp. XII, dub. ii.

Nous sommes ainsi conduits à penser qu’il y a des formalités qui, dans leur expression positive même, ne sont pas de Dieu. Jean de Saint-Thomas en convient sans difficulté : bien que tout positif, dit-il, sous la raison d’effet et d’existence soit de Dieu, cependant sous la raison de déficient il n’est pas de Dieu, loc. cit., n. 75. Et il ne faut pas, en effet, s’en émouvoir, puisque, selon cette expression positive, une telle formalité n’a pas de cause, elle résulte dans la créature raisonnable de son origine, qui est d’avoir été faite de rien, et trahit cette condition de la créature capable de demeurer, si l’on peut dire, sous l’impression du néant. Ainsi parlent les carmes de Salamanque : « La puissance de pécher formellement considérée, c’est-àdire comme puissance défectible et principe de malice, ne possède aucune cause effective de soi : sed consequi et veluti resultare in creatura rationali et in e/us noluntate eo quod ex nihilo vel capax manendi sub nihilo est. absque influxii aliquo qui ad yenus causse efjicientis pertineat… Posée par Dieu l’entité de la créature, cette puissance résulte immédiatement, et sans aucune causalité, de cette condition de la créature d'être chose de rien, ex nihililatis conditione. » Ibid.. n. 29. Nous croyons que saint Thomas se fût reconnu en cette suprême pensée de ses disciples.