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PASSIONS. MORALITÉ


d’intensité de la charité qui vient substituer son inspiration à tous les motifs humains et imprégner d’amour ce que l’on fait pour Dieu. Dans l’hypothèse de la charité vivifiant la conscience, la difficulté de dominer une tentation particulièrement vive exigera une charité plus intense. Le mérite sera plus grand, non pas en proportion de la difficulté, mais de la charité nécessairement plus intense, car résister à des attraits et à des amours contraires suppose que l’amour s’amplifie et s’exalte au-dessus de lui-même pour imposer sa victoire.

Gela dit, sans entrer dans le détail des difficultés soulevées par la question du mérite, voyons si la passion peut prendre valeur de mérite surnaturel.

Pour être méritoire, disions-nous plus haut, un acte doit être volontaire, pleinement libre, sans parler de l’état de grâce qu’il suppose. Dieu pourrait-il agréer ce que nous ne lui offririons pas de plein gré ? Cette spontanéité aimante, cette gratuité du don, voilà le geste, amical par excellence, qui attire la complaisance de Dieu et mérite ses dons et tout particulièrement l’accroissement même de l’amour. Or, à la considérer en elle-même, la passion n’est pas un acte volontaire : c’est un acte de l’appétit sensible, dont l’homme est loin d’être toujours le maître et qui n’attend pas, pour exister et souvent troubler la conscience, la ratification de celle-ci. De telles passions qui préviennent la volonté ne sauraient être méritoires. C’est donc seulement par l’endroit où elle serait engagée dans un acte libre et volontaire, que la passion pourrait participer au mérite. Mais tout dépend de l’angle d’incidence sous lequel la passion rencontre le vouloir. Ibid.

Les mouvements premiers de sensibilité qui surgissent en nous, avant toute délibération, par le seul fait des sensations et des images involontaires, ne sont donc pas méritoires. Ils viennent en nous automatiquement, par excitation imprévue, au hasard des sensations et des images. A l’instant où ils se produisent et avant qu’ils n’entrent dans la conscience réfléchie, la charité ne saurait s’en emparer pour les offrir à Dieu. — Mais, nous le savons, les premiers mouvements de sensibilité alertent vite la conscience, qui doit alors les repousser, s’ils sont déréglés, ou les modérer, si leur tendance est moralement acceptable. — Dans le premier cas, la tentation déréglée devient l’occasion, pour la volonté vertueuse, de refuser le mal, et si l’amour de Dieu entre comme motif de ce refus, cet acte de résistance devient méritoire, et d’autant plus qu’il y faut déployer plus de courage. Ces provocations sensuelles donnent à la chasteté de prouver sa fermeté et de gagner d’autant plus de mérite que les assauts sont plus violents. — Dans le second cas, la passion fait tout de suite corps avec la volonté pour renforcer son élan. Par exemple, le désir de manger, quand le moment en est venu et quand on a faim, amène tout de suite la volonté d’aller prendre son repas. Un mouvement de mécontentement éprouvé en face d’un manque d’égards nous suggère aussitôt de ne pas tolérer cette impolitesse. Ces vouloirs, approuvés par la conscience morale, deviennent méritoires si la charité pour Dieu les inspire. Mais alors, dans ce cas comme dans le précédent, la passion n’est pas elle-même méritoire, mais seulement l’occasion d’actes méritoires. Ibid.

La passion ne précède pas toujours le vouloir, et nous connaissons les deux manières pour elle d’être en séquence de la volonté : vibration de la sensibilité par répercussion de vouloirs intenses, puis sensibilité volontairement provoquée par la volonté ou du moins agréée et entretenue par elle pour corroborer l’effort des réalisations vertueuses.

Le contre-coup des sentiments forts dans la sensibilité n’a pas de quoi donner à l’émotion de celle-ci une valeur morale propre, car cette émotion est spon tanée, immédiate, quasi réflexe. Nos enthousiasmes de vertu ou notre ardeur aux laborieuses entreprises nous secouent et nous font vibrer ; cette vibration est signe manifeste de l’intensité de ces volontés tournées au bien ; elle en souligne aussi le mérite. Ibid.

Mais, ordinairement, dans la conscience vertueuse, cette sensibilité spontanément provoquée est aussitôt utilisée par la volonté pour aller avec entrain aux difficultés de l’accomplissement du devoir. Au besoin, même lorsqu’elle ne surgit pas spontanément pour suivre les sentiments supérieurs, la passion peut être excitée directement, pour aider les réalisations. Cette fois, la passion est pleinement volontaire ; la volonté morale la prend à son compte, entretient sa force, modère et assouplit son élan pour le service de ses intentions droites. Sans doute, à proprement parler, c’est la volonté vertueuse qui est elle-même méritoire, mais cependant, en dominant la passion et en la façonnant à l’emploi vertueux, elle lui communique de son propre mérite ; c’est pour Dieu et en attrait de son amour que l’on va au bien, non seulement avec sa froide raison et sa volonté austère, mais avec toute son âme. Ibid.

Mais alors, cette passion, ainsi vertueusement utilisée, augmente-t-elle le mérite de l’acte vertueux lui-même ?

— Dans la passion qui n’est que le contre-coup des convictions fortes et des sentiments intenses de la conscience morale, on comprend, puisque ce n’est pas la volonté qui stimule ainsi la passion, que celle-ci n’augmente pas le mérite ; elle signifie seulement, par son émoi, l’intensité de la volonté vigoureusement et efficacement tendue vers le bien. Si, par ailleurs, cette volonté est animée par la charité, la sensibilité qui en émane signifie également l’excellence du mérite surnaturel qui est le fruit de cette charité. — La passion, directement provoquée pour aider l’accomplissement du devoir est, évidemment, elle aussi, le signe de l’entrain vigoureux de la conscience ; mais elle fait plus que « signifier » l’excellence du mérite ; elle ajoute au mérite de l’acte vertueux la valeur de son propre mérite. P-Il 88, q. xxiv, a. 3, ad lum ; ibid., ad 3 ura. Dans la conscience surnaturelle, la vertu « infuse » de tempérance et la vertu « infuse » de force viendront assouplir à ce point notre affectivité que celle-ci sera prête, non seulement à refouler ses impulsions désordonnées, mais à mettre toute son énergie au service de l’amour de Dieu, de l’obéissance à sa loi.

La passion peut donc devenir morale, vertueuse et méritoire. Son utilisation pour la réalisation parfaite de nos devoirs est obligatoire. Ce n’est pas du facultatif, du toléré, mais du nécessaire. Comprimer la sensibilité jusqu’à l’exténuer ou l’empêcher de paraître, ne pas accepter son rôle normal dans l’action humaine, c’est contre nature. Chez celui qui ordonne ses actions sous la dépendance du discernement prudentiel, la passion qui se lève spontanément avec le vouloir et peut raisonnablement être provoquée par lui à bon escient, participe à cette rationalité, puisqu’elle sert l’exécution de l’acte dicté par la raison. Cette direction rationnelle imprègne la passion, la modère et la met au « juste milieu ». La passion devient elle-même raisonnable, vertueuse et morale. Si elle manque, à l’instant où elle serait normale, opportune, c’est la preuve que l’action n’est pas complètement raisonnable et qu’elle n’est pas dictée avec tout ce qui lui faut pour réussir, avec cet appoint de sensibilité qui est requis pour vaincre les difficultés de la réalisation.

Dans la morale thomiste, la passion n’est pas un pisaller, une sorte de continuel obstacle et de troublefête, dont il faut se garer à tout prix. Ce n’est pas un déchet, mais une manifestation de dignité humaine, puisqu’elle peut devenir raison et servir l’ordre moral. Il faut la louer quand elle est à sa place et joue son