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PASSIONS. RESPONSABILITÉ
« comme un esclave, mais comme un affranchi. » I a,

q. lxxxi, a. 3, ad 2um. L’objet de la passion, la sensation ou l’image qui en présente l’attrait, n’est pas en totale dépendance de la raison. Avant toute advertance de celle-ci, la sensation douloureuse ou délectable, l’image captivante ou repoussante, devançant tout commandement de volonté, ont déjà provoqué la tendance et l’émoi de la passion, sans que la conscience réfléchie y ait pris garde. Au surplus, même avec l’attention réfléchie de la conscience, la sensation, l’image ou la pensée se prête mal à se laisser remplacer. A cette difficulté, ajoutons celle d’exciter ou d’arrêter les modifications corporelles qui sont essentielles à la passion. l q. lxxxi, a. 3, ad 2um. Ainsi, s’explique le fait, très fréquent, de l’insubordination des passions à la raison. Pour réduire cette insubordination, il faudra porter effort sur la cause émancipatrice : la sensation et l’imagination ; il faudra éviter ou faire cesser la sensation provocante et changer l’imagerie passionnelle. La vie morale devra réduire le plus possible, par la conquête des vertus s’assimilant la passion, l’initiative, le désordre et l’indépendance de celle-ci.

V. La responsabilité passionnelle.

Nous sommes responsables d’une action, quand nous l’accomplissons volontairement. Et nous l’accomplissons volontairement quand nous l’avons tout d’abord décidée par un jugement qui la dicte en connaissance de cause, c’est-à-dire en discernant son adaptation et sa raison de moyen par rapport à un but déterminé.

Si une action se dicte et s’exécute sous la clairvoyance de ce discernement, elle est véritablement volontaire : elle nous appartient ; nous en sommes maîtres ; elle ne nous est pas imposée du dehors ; son principe est à l’intérieur de nous. C’est nous-mêmes qui agissons et nous mouvons par elle, puisque c’est nous et nous seuls qui l’imposons à la réalité. Toute la question de la responsabilité d’une action tient donc à ceci : sommes-nous maîtres du jugement qui en décide ? Par conséquent, à propos de la responsabilité passionnelle, la question est de savoir si la passion nous laisse maîtres du jugement autonome et délibéré qui doit diriger notre action et présider à sa réalisation. Ici, bien des situations diverses se présentent et se caractérisent par le retentissement plus ou moins profond de la passion sur le jugement d’action. Nous aurons ainsi le cas de la pleine responsabilité, quand la passion sera excitée ou non contredite volontairement, avec plein exercice de la raison. Nous aurons une responsabilité atténuée, quand la passion surgie sans advertance rationnelle troublera le jugement de la raison. L’irresponsabilité correspondra a la situation d’une passion tellement violente qu’elle interdira l’exercice de la raison.

La responsabilité de la passion et de ses actes.


Nous savons que, par l’excitant de la sensation et de l’imagination, la volonté peut faire naître en nous la passion ; elle peut l’alimenter, l’entretenir, suivre ses impulsions, se porter aux actes vers lesquels elle entraîne. Nous sommes, ici, en face de la passion « conséquente », « impérée » par le vouloir. La responsabilité de la conscience est engagée tout entière, comme elle l’est tout entière en face de n’importe quelle action volontaire. Il ne faudrait pas croire que le jugement de notre conscience soit amoindri en sa lucidité parce qu’il se trouve en conflit avec une inclination passionnelle. Ce conflit n’est pas un événement insolite, mais, au contraire, le fait coutumier et quasi permanent de notre vie intérieure. Notre conscience, dès qu’elle prend quelque stabilité vertueuse, a dans ses habitudes de tenir tête à la passion. Au reste, lorsqu’elle succombe, c’est volontairement qu’elle capitule. Sous l’enjôlement passionnel, le passionné cesse d’écouter le reproche des motifs moraux opposés à ceux de la passion ;

il ne veut plus prêter attention à l’interdiction morale. Il s’interdit de raisonner avec sa conscience ; il met comme un lien sur sa raison, pour l’empêcher de raisonner autrement qu’en faveur de la passion. Volontairement, il bloque son jugement moral pour que son jugement passionnel ait le dernier mot. Dès lors, la passion, ayant passe-droit, n’a qu’à aller à son assouvissement. Cette « ligature » volontaire de la raison - — le mot est de saint Thomas : ligatura, passio ligat est responsable, puisque le passionné se l’impose pour donner libre cours à sa passion. Même sous l’assaut de la tentation, nous restons libres d’interdire cette « ligature » de la raison morale à laquelle nous invite la passion. Nous restons libres de repousser le jugement de passion et de lui préférer le jugement de conscience ; par conséquent, nous restons responsables de cette préférence. Les différents degrés du volontaire, dans cette « ligature » imposée par la passion, correspondront aux différents degrés de responsabilité dans le péché passionnel. De malo, q. iii, a. 10.

Étant admise la responsabilité du péché de passion, deux questions se posent : 1. Un péché de passion est-il aussi coupable qu’un péché de malice, c’est-à-dire qui est voulu sans entraînement de passion ? — 2. Si le péché de passion comporte une certaine atténuation de culpabilité, cette responsabilité demeure-t-elle suffisante, néanmoins, pour donner lieu, le cas échéant, au péché mortel, ou faut-il penser que tout péché causé par la passion ne pourra jamais aller au delà du péché véniel ?

Le péché de passion et le péché d’habitude.

On

sait la distinction, posée par Aristote et souvent reprise par saint Thomas, entre la faute de « fragilité », d’ « infirmité », de « passion » et la faute de « malice » ou péché d’habitude ». Par cette distinction est affirmé ceci : le péché de passion est moins coupable que le « péché d’habitude, parce qu’il est moins volontaire. L’acte accompli dans l’entraînement de la passion (en supposant que celle-ci soit « antécédente » c’est-à-dire surgie sans volonté antérieure) nous est intimé par la passion sous l’offensive de sa tentation ; il ne vient pas en premier des convictions de la conscience, ni de la spontanéité de la volonté. Il est volontaire, sans doute, mais d’un volontaire mélangé d’impulsion. Plus il y aura de passion dans la décision d’un acte, moins celui-ci sera volontaire. Plus la volonté se portera d’ellemême, sans excitant de passion, sur un acte, plus elle agira volontairement. Un péché sera donc plus ou moins coupable, selon que la passion plus ou moins insistante le rendra plus ou moins volontaire. De malo, q. iii, a. 11, ad 3.

Cette atténuation du volontaire dans le péché de passion, par opposition au volontaire parfait du péché d’habitude, se manifeste excellemment dans la différence entre le péché d’incontinence et le péché d’intempérance. Saint Thomas se complaît à marquer la différence entre -ces deux états d’âme. Suivons cette analyse, tant du côté de la volonté que de l’intelligence : elle doit nous persuader de la moindre gravité du péché de passion par comparaison avec le péché d’habitude.

L’incontinent est celui qui succombe à la tentation sensuelle, malgré ses résolutions et ses désirs coutumiers de vertu. Il aime pourtant celle-ci et la voudrait pratiquer. Aussi est-il loin d’applaudir d’avance à toute sensualité et d’en rechercher les occasions. La tentation lui vient, sans initiative de sa volonté, d’une occasion qui se présente toute seule et d’une passion qu’il n’avait ni prévue, ni voulue. C’est malgré lui que la tentation l’assaille ; il ne s’y complaît que juste le temps qu’elle dure ; sa résolution habituelle et prépondérante étant de demeurer vertueux. Chez le vicieux intempérant, au contraire, la volonté est le principe