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ORSI


Orsi était un cas spécial, encore que susceptible de graves généralisations, du problème si délicat du droit de mentir. Il ne s’agissait pas du droit de prononcer ces euphémismes qui ne trompent personne et ne sont que des formules de politesse. Il ne s’agissait pas non plus du mensonge pieux qui fait dire au visiteur d’un malade découragé : « Vous êtes en bonne santé. » Il ne s’agissait même pas du problème qu’agitèrent plus tard, vers 1797, Emmanuel Kant et Benjamin Constant, à savoir : si envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison le mensonge serait un crime. E. Picavet, Avant-propos à la Critique de la Raison pratique d’E. Kant, Paris, 1888, p. ï. Kant, en niant l’existence d’un prétendu droit de mentir par humanité, se mettait en dehors des règles de la moralité telles qu’elles sont enseignées par les théologiens catholiques : de deux inconvénients, le mensonge matériel et la trahison d’un ami, il faut éviter le péché, choisir le moindre. L.e cas d’Orsi et de Cattaneo était plus complexe, plus généralisé. C’était un peu trop au langage en général que le casuiste jésuite faisait jouer un double rôle : matériel et formel. Il établissait comme un « strabisme » permanent entre renonciation matérielle et la pensée soigneusement enveloppée ou voilée par cet art, art sinon de déguiser la vérité, du moins de l’accoutrer. Une telle thèse offrait aux ennemis des jésuites un motif d’exagérations. Ne pouvait-on pas dire que, selon la casuistique jésuite, distinguant le langage matériel et le langage formel, chaque mot peut et doit toujours varier de sens selon les nécessités du moment’? A dire vrai, le P. Cattaneo n’avait étudié que les cas de conscience où, en présence de circonstances graves, le problème se pose de la moralité du mensonge matériel. Tout ce que l’on peut dire sans entrer dans le détail, c’est que sa thèse avait l’inconvénient de paraître ouvrir la porte à des pratiques laxistes. La querelle doctrinale qu’engageait Orsi contre les partisans de Cattaneo allait être particulièrement vive puisque, en l’espace de trois ans, de 1727 à 1730. elle donna lieu au moins à dix-neuf brochures ou volumes. La leçon contestée du P. Cattaneo pouvait sembler d’autant plus téméraire que non seulement, le 2 mars 1671), Innocent XI avait condamné le laxisme des restrictions mentales, mais que l’Assemblée du clergé de France, en 1680, s’était montrée encore plus sévère. Voir Laxisme, t. ix, col. 73-74. La réprobation de beaucoup de théologiens catholiques contre tout ce qui venait de la Compagnie de Jésus était encore accrue de toute la passion que soulevait chez les extrémistes jansénistes la récente constitution Unigenitus.

Le premier volume d’Orsi qui ouvrait la querelle sur le droit de mentir se présentait avec peut-être plus de clarté que de profondeur. Le livre ne manquait d’ailleurs pas de mérite. Orsi était un de ces théologiens si intéressants du xviie et du xviiie siècle, qui savaient joindre au maniement de la scolastique spéculative le déploiement d’une sérieuse érudition historique. Orsi, qui avait approfondi l’étude de l’histoire doctrinale avant de se faire des convictions personnelles, sut donner dans ce premier livre une large part à l’exposé positif. Après avoir analysé en un premier chapitre la thèse du jésuite, il donnait sur ce problème du mensonge les opinions de Platon, de l’hilon le Juif, de Clément d’Alexandrie, d’Origène, de saint Jean Chrysostome. Dans un troisième chapitre il examinait avec grands détails la pratique de l’Église antique pendant les persécutions, parce que, devant les accusations des païens, la question des restrictions mentales se posait avec un intérêt tout spécial. Passant ensuite à ceux qu’il considérait

comme des maîtres de solide morale, Orsi montrait la sévérité d’Aristote contre les menteurs rejoignant l’opinion de Grégoire, d’Isidore et de divers Pères. Mais la grande autorité invoquée par Orsi pour prohiber tout mensonge était celle de saint Augustin, expliqué dans la plus grande partie de l’ouvrage, depuis le c. v jusqu’au c. x. Orsi essayait de solidariser, autant que faire se peut, la théorie de saint Thomas avec celle de saint Augustin. Il est exact que saint Thomas est assez strict en matière de mensonge, mais on croit deviner que le thomiste Orsi est peu soucieux de s’attardera un maître qui écrit Ila-IIæ, q. xc, a. 3, ad4um : I.icet tamen veritatem occullare prudenter sub aliqua dissimulatione. Par ailleurs, il n’est pas évident que saint Augustin ait été aussi strict en matière de mensonge que voulait le faire croire Orsi. Ce dernier avait cependant la partie belle en s’indignant d’une thèse maladroite.

La riposte vint vite que méritaient les excès réels ou apparents du livre d’Orsi. Son auteur, le P. J.-B. Diani, jésuite, s’abritait sous un anonymat prudent et taisait le nom de la ville et de l’imprimeur de sa brochure de 37 p. in-4o : Allegazione in difesa del P. Carlo Ambroglio Cattaneo. A cette première riposte, Orsi répliqua sans délai par un second volume : La causa délia verità sostenuta contro l’anonimo apologista del Padre Carlo Ambroglio Cattaneo délia compagnia di Gesù, Florence, 1729, in-4o, xv186 p. Dans ce livre, Orsi s’efforce de résoudre les cas de conscience qui lui ont été proposés, sans recourir à l’artifice de l’équivoque absolument trompeuse ou de la restriction purement mentale. Dans un dernier chapitré il tente de s’accommoder les autorités qu’on lui oppose parmi les théologiens de sa propre famille : Raymond de Pennafort, Ledesma, Dominique Soto et saint Thomas lui-même. La polémique n’en resta pas là. Sous le couvert de l’anonymat, les jésuites Diani, Saccheri et Richelmi écrivirent chacun une brochure : L’apologista del P. Cattaneo contro la Replica del P. Orsi ; L’innocenza delta verità, o sia disserlazione teologica sopra la custodia de’segreti senza ofjesa délia véracité ; Lettera di un Cavalière ail’anonimo autore délia allegazione in difesa del P. Carlo Ambrogio Cattaneo. Orsi reprit la plume pour une : Dimostrazione teologica, colla quale si prova, che ad efjetto di conciliare diretti délia veracilà colle obligazioni del segreto, ne si puô, ne si deve ricorrere ad alcuna di quelle I.eggi, che alcuni moderni teologi allaumana Eepublica attribuiscono, ma che deesi stare aile regole da’SS. Padri, e spezialmente da’SS. Agostino e Tommaso per un lai fine prescritte. Milan, 1729, xir-126p. L’un des jésuites anonymes à qui s’adressait cette réplique d’Orsi, le P. Saccheri, écrivit contre lui un ouvrage fort détaillé : Confermazione teologica : colla quale si prova, de il vero pregio délia veracità è l’innocenza délia medesima nella sicura custodia de’segreti. Ove rispondesi ail’opéra del P. Lettore Orsi Domenicano intitolata Dimostrazione teologica. .. Cet ouvrage de xxxix-206 p. était anonyme. A partir de ce moment la controverse prit un ton fort vif : « Riposte à la lettre d’un ami sur l’usage matériel de la parole. — Contre-riposte à la riposte d’un ami… — Lettre d’un moine au P. Orsi (lettre anonyme du jésuite Rota). — Lettre de l’idiot au P. Orsi (anonyme de Corti). - — L’inconnu à l’idiot (anonyme de Fr. Côme, augustin déchaussé)… — Riposte de l’idiot à l’inconnu (Cortiï… — Riposte à la première digression de l’inconnu… — Rufin… — Le solitaire… — Riposte d’un étudiant à la lettre de l’idiot au P. Orsi… — L’idiot au solitaire… » Voir De Backer, Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus, deuxième série, p. 109-110.

Au cours de cette discussion, on objecta, paraît-