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ORGUEIL. GRAVITE


ou plus habile à la course : en ce cas, le sujet en est l’irascible proprement dit ; il se rencontre communément et dans les biens sensibles et dans les biens spirituels, car on prétend à l’excellence de savoir, de commander, voire d'être vertueux : et c’est pourquoi l’on doit tenir pour sujet de l’orgueil, non seulement l’irascible proprement dit, mais l’irascible même qui se vérifie dans la volonté. Ainsi comprend-on que les démons soient orgueilleux.

Ainsi expose saint Thomas. Sur quoi l’on peut demander si l’orgueil sensible et l’orgueil volontaire sont deux genres d’orgueil ou bien si l’un ne dérive pas de l’autre. Une volonté orgueilleuse suffit à faire désirer l’excellence même sensible, comme suffit à réprimer l’espoir sensible la vertu d’humilité. De ce chef, on peut considérer l’appétit sensible comme le sujet secondaire de l’orgueil et la volonté comme le sujet principal. Ainsi Cajétan, In 7/ ara -77 ie, q. clxii, a. 3, n. i et m. D’autre part, si l’on prétend n’exceller que dans les biens sensibles, un tel appétit serat-il encore de l’orgueil ? La difficulté de l’admettre serait que l’appétit sensible est incapable de mépriser Dieu, comme il est requis dans l’orgueil. Mais saint Thomas n’en est pas empêché : car l’irascible, s’il ne peut se porter à Dieu, peut se détourner de lui. Ce qui advient quand il incline vers son propre objet sans en être retenu par la révérence divine. Qusest. disput. de malo, q. viii, a. 3, ad 4um. En ce dernier cas, bien entendu, on incrimine la volonté même, à qui seule il appartient de révérer Dieu : mais cette puissance ne devient pas pourtant le sujet d’un vice, limité à des biens sensibles.

En cette distribution de l’orgueil, on peut reconnaître l'élaboration théologique du partage opéré par Cassien, de l’orgueil spirituel et de l’orgueil charnel. Ce sont deux sujets de l’orgueil, et non point précisément deux espèces, dont ce partage propose la formule.

La gravité de l’orgueil.

Elle se déduit de la

nature de ce péché. On y a décelé l’insoumission de l’homme à Dieu : il ne faut rien d’autre pour prononcer que l’orgueil est de sa nature péché mortel. Néanmoins, ainsi qu’il advient de tout autre péché mortel de sa nature, l’orgueil se produit en des mouvements indélibérés et hors le consentement de la raison : en ce cas, il est péché véniel.

En cette double appréciation, tient toute la doctrine de saint Thomas. Elle concerne l’orgueil même qu’a défini ce théologien, et c’est-à-dire celui qui ne peut pas ne pas inclure le mépris de Dieu. Saint Thomas ne revient pas sur l’analyse qu’il a faite et il tient que l’orgueil de sa nature est d’une gravité mortelle. Il ne l’en excuse pas par l’endroit de sa matière, mais par celui de l’acte ; et des deux sortes de péchés véniels qu’il a naguère définis — ex génère, ex imperfedione aclus : cf. D-II 08, q. lxxxviii, a. 2 — il ne retient pour l’orgueil que la seconde où l’acte humain, fût-ce en matière grave, demeure imparfait par défaut de délibération et de consentement. Il en va de l’orgueil, explique saint Thomas, comme de la fornication et de l’adultère qui, étant en eux-mêmes péchés mortels, se produisent néanmoins en mouvements indélibérés et n’encourent ainsi que la gravité vénielle. Que les mouvements indélibérés soient des péchés véniels, c’est une doctrine générale de saint Thomas dont il se contente de faire ici une application. Voir Péché.

1. L’orgueil indélibéré qu’allègue ici saint Thomas ne peut-il s’entendre selon deux acceptions progressives ? Il signifie d’abord, et l’on n’en doute pas, de secrets mouvements déréglés où la nature produit, sans l’aveu de la raison, son amour de l’excellence. Quoi de plus vif et de plus remuant qu’un tel appétit ?

Il est malaisé d’en prévenir toutes les saillies. Nos vertus elles-mêmes lui sont une excitation. En ceci, l’orgueil ressemble à la concupiscence, dont les mouvements insidieux pénètrent jusqu’en nos plus saintes amours. Mais il s’en distingue selon ce trait que la concupiscence trahit sa malice en son attachement au bien périssable, au lieu que l’orgueil en son amour de l’excellence ne déploie pas toute la sienne. Et telle serait la seconde acception de l’orgueil indélibéré. On s’avise que l’on poursuit l’excellence, cependant que l’on n’a pas mis en cause la soumission à Dieu. En son amour démesuré de l’excellence, le pécheur cède encore au bien de l’excellence même, et la démesure n’y est que consécutive à l’amour. Il ne brigue pas la supériorité ; ou, s’il la veut, ce n’est pas une supériorité qui aille jusqu'à l’insoumission. Il se complaît en la bonté de l’excellence, en quoi il force un amour naturel ; mais il ne crée pas ce mouvement de rébellion contre Dieu, à quoi n’incline pas sa nature. A ce degré, où l’on n’a délibéré que de la conversio ad creaturam, l’orgueil peut demeurer imparfait et véniel ; car selon la conversio, estime saint Thomas, l’orgueil n’a pas de quoi faire un très grand péché, l’excellence démesurée ne représentant pas une extrême répugnance à l’endroit de la vertu. En cette seconde acception, l’orgueil indélibéré semble rencontrer cet orgueil que saint Thomas lui-même a dit être contraire à la magnanimité, celui que Cajétan a dénommé matériel, celui que les hommes ont communément dans l’esprit lorsqu’ils prononcent ce nom.

Dès lors, convenons-nous que le parfait orgueil soit rare. Il n’est pas inhumain, avons-nous dit, car il ne prétend point supplanter Dieu, mais seulement ne point se soumettre à lui. Mais cette insoumission même, il est rare que la volonté la veuille. A ce degré l’orgueil n’est plus un mouvement naturel et donc malaisément coercible. Un peu de réflexion le maîtrise ; car outre les motifs qui nous dissuadent de convoiter notre propre excellence, la pensée de la grandeur de Dieu et l’autorité de son empire est propre à rabaisser une aussi folle prétention : Quid tumet contra Deum spiritus tuus ? Job, xv, 13.

Cette gravité vénielle de l’orgueil justifie que soient véniels maints péchés procédant de l’orgueil. En tout péché, nous le dirons, le pécheur poursuit de quelque manière sa propre excellence : mais dès là qu’il ne la poursuit pas sous la raison de mépris, il ne verse pas pour autant dans le péché mortel. Certains péchés, nous l’avons dit, tels l’ambition et la vaine gloire, procèdent essentiellement de l’orgueil, en ce sens que, sans l’amour désordonné de la propre excellence, on ne comprendrait pas l’attachement de l’appétit à des choses dont tout le prix vient de l’excellence qu’elles confèrent. Et c’est pourquoi ces péchés, comme l’orgueil lui-même, supposent le mépris de Dieu. Mais, comme il advient que l’on adhère à sa propre excellence sans refuser la suprématie divine, ainsi advient-il que l’on recherche les honneurs, etc., sans autre fin que l’excellence même. Saint Thomas reconnaît de la vaine gloire qu’elle peut être péché véniel, IIa-II æ, q. cxxxii, a. 3 ; or, il n’en peut être ainsi que si elle ne procède pas d’un péché mortel ; et, comme elle procède essentiellement de l’orgueil, il faut que ce péché même soit véniel.

2. L’orgueil complet est indubitablement péché mortel. Il comprend l’insoumission à Dieu qui est une façon de se détourner de Dieu et le péché mortel ne signifie rien d’autre qu’une telle aversion. Il advient par surcroît que l’orgueil s’oppose non seulement à l’amour de Dieu, mais à l’amour du prochain ; dans le cas où l’orgueilleux se préfère démesurément à son prochain ou se dérobe à la soumission qu’il lui