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NICOLAS DE CUSA

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d’emblée vers la réalité profonde, vers l’essence constitutive des êtres, ou vers l’Être suprême, principe et fin de toutes choses. Théologien par goût, il scrute les mystères de la vie divine et de la grâce, en s’arrêtant avec prédilection sur la Trinité et sur la personne de Jésus. Apôtre par vocation, il a le souci constant de découvrir et de faire connaître les voies qui conduisent les âmes à Dieu.

Mais, quel que soit l’objet de ses investigations, dont le cours n’est d’ailleurs réglé par aucune nécessité d’ordre professoral, il y apporte toujours, à partir de 1440, ses convictions préalables sur la docte ignorance, docta ignoraniia, et la coïncidence des contraires, coincidentia oppositorum, contrariorum ou conlradicloriorum. Son originalité réside moins dans le détail de ses idées sur les divers points de la métaphysique et de la théologie, que dans l’esprit avec lequel il aborde tous les problèmes et dans la valeur qu’il attribue lui-même aux solutions qu’il propose. Il intéresse moins, en somme, l’histoire des doctrines que celle de la méthodologie. On se bornera ici à caractériser sa conception de la docte ignorance et de la coïncidence, puis à en indiquer brièvement les conséquences principales. 2° La docte ignorance.

Par réaction contre les

excès d’une dialectique orgueilleuse qui prétendait enserrer dans ses raisonnements la réalité profonde, le nominalisme niait l’existence de l’universel et la valeur des idées. Nicolas de Cues ne fut ni dialecticien, ni nominaliste : il crut à la réalité qui fait l’objet de la met aphysique et de la théologie : mais il pensa que l’esprit humain est impuissant à l’étreindre. La connaissance de cette impuissance est, selon lui, la plus haute science à laquelle nous puissions atteindre : c’est l’ignorance savante, la « docte ignorance ». Il ne fait, en cela, que répéter ce que, sous une forme ou sous une autre, beaucoup ont répété après Socrate : « Ce que je sais le mieux, c’est que je ne sais rien. »

Mais il va plus loin : il croit avoir découvert le pourquoi de cette ignorance irrémédiable. Elle tieiit, croit-il, à la nature même de la vérité, d’une part, de la connaissance, de l’autre. La vérité est un absolu ; elle est une, infiniment simple, tandis que la connaissance est nécessairement relative, complexe, finie, cartoute recherche, allant du connu à l’inconnu, est comparative. Puisque entre l’infini et le fini, il n’y a pas de proportion, entre la connaissance et son objet, la vérité, il y a toujours place pour une connaissance plus précise, qui serre la réalité de plus près. La connaissance est donc nécessairement à la vérité ce que le polygone inscrit est au cercle. Voilà pourquoi, non seulement Dieu, mais « la vérité des choses », c’est-à-dire leur essence, dont la « vérité » est en Dieu, ne peuvent être connus parfaitement. Toute connaissance est approximative : toute science est conjecture. Doct. ignor., t. L, c. ni.

La coïncidence des contraires.

D’autre part,

Nicolas de Cues croit avoir découvert un moyen de s’approcher de la vérité plus qu’on ne le fait généralement : c’est de la chercher au delà de la raison. La connaissance rationnelle, dit-il, est supérieure à la connaissance sensible, en ce qu’elle est, par rapport à celle-ci, une simplification, une unification : à des sensations multiples, la raison substitue l’idée qui les englobe toutes en sa simplicité. Mais l’ascension simplificatrice de la raison s’arrête nécessairement devant la contradiction. Le principe de contradiction, qui fait la force de cette faculté dans son domaine, fait donc aussi sa faiblesse, en ce sens qu’il limite son champ d’investigation. La raison s’arrête devant la réalité des idées contraires, comme le sens s’arrête devant la multiplicité des sensations distinctes. Pour tendre vers la « vérité », l’homme doit donc s’élever au-dessus de la raison raisonnante et de ses exigences, comme il

s’élève au-dessus des sens : evomere omnia imaginibilia et rationabilia ; il doit faire appel à une faculté d’intuition : l’intelligence, et s’efforcer d’atteindre, par elle, à « la simplicité où les contradictoires coïncident », afin de s’y établir, autant que possible, de façon stable. C’est ce que Nicolas de Cues essayera de faire, par des moyens sans cesse renouvelés.

La spéculation cusienne.

La pensée de notre

philosophe ou de notre théologien, appuyée sur le principe de la coïncidence, sera donc moins à base de raisonnement que de « spéculation » ou de « contemplation ». Elle sera constituée essentiellement par des « vues » sur les réalités métaphysiques et ultra-rationnelles, au sujet desquelles, d’ailleurs, il acceptera d’emblée les données de la foi. Ces spéculations prétendront moins à être « vraies » qu’à être « belles » et bienfaisantes, c’est-à-dire à ouvrir devant l’esprit des perspectives qui le charmeront et qui const it lieront pour l’âme une invitation à adhérer, par la foi et par l’amour, à la vérité entrevue dans l’obscurité de son mystère.

Il va sans dire, du reste, que « l’intellection simple » ne pourra s’exprimer adéquatement dans le langage rationnel. Voilà pourquoi, aux mots dont l’écorce voile et trahit la pensée, Nicolas de Cues préférera les comparaisons et les symboles. Le langage est, dans le domaine de la raison, l’outil de la démonstration. Dans le domaine de l’intelligence, il n’y a pas lieu à démonstrations, mais à « manuductions ». Aussi bien pour appuyer sa propre pensée et lui donnerun substratum que pour y introduire ses lecteurs, Nicolas fera appel aux figures géométriques, aux combinaisons de nombres, à des objets quelconques : un jouet, un tableau, une loupe, à des noms étrangers au vocabulaire courant et qu’il forgera au besoin, pour les charger plus facilement du sens qu’il veut leur donner. Toujours cependant il affirmera la nécessité, pour saisir son idée, de dépasser, non seulement le sens obvie des mots, mais même la signification immédiate des comparaisons et des symboles. Lorsque, par exemple, il considérera ce que deviennent les propriétés des figures géométriques si on porte celles-ci à l’infini, il aura soin de mettre en garde contre une confusion possible entre l’infini géométrique ou mathématique et l’infini métaphysique. Doct. ignor., 1. I. c, xii.

Inutile d’entrer ici dans le détail de cette pensée toujours en mouvement. Signalons seulement quelques-unes des applications essentielles, dans le domaine théologique, de la docte ignorance entendue au sens cusien.

1. Dieu.

C’est au delà du « mur de la coïncidence », au delà des contraires, que l’a œil simple » de l’intelligence doit chercher Dieu, parce que Dieu est l’être auquel ne s’oppose pas le non-être, l’un auquel ne s’oppose pas le multiple. Il est à la fois l’infiniment grand et l’infiniment petit : le maximum avec lequel coïncide le minimum. Doct. ignor., t. L, c. iv ; il est la puissance avec laquelle coïncide l’acte : la puissanceacte, le possest. — Les attributs divins, multiples à nos yeux, coïncident dans l’essence divine : toute la théologie est donc « circulaire ». Doct. ignor., 1. 1, c. xxi. La théologie négative est supérieure à la théologie affirmative ; meilleure que l’une ou l’autre est celle qui les unit toutes deux : elles coïncident dans la théologie « copulative ». De filiatione Dei, p. 125. Dieu n’est ni un, ni trine ; il est l’unité avec laquelle coïncide la trinité ; il est uni-trine.

2. Rapports de Dieu et du monde.

Tout est en Dieu : il renferme ou « complique » toutes choses dans son infinie simplicité ; et en même temps il est en toutes choses : il « explique » tout. La complicatio coïncide avec l’explicatio. Doct. ignor, t. II, c. m. — Sa providence unit les contradictoires, et par conséquent rien ne peut lui échapper. Doct. ignor., t. I, c. xxii. Il est à