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MONTESQUIEU


des Romains. — Quoi qu’il en soit, Montesquieu, qui médite un grand ouvrage concernant la législation, entreprend le 5 avril 1728, comme encore avait fait Montaigne, un long voyage qui durera trois ans et demi. Il visite l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, puis par le Tyrol gagne l’Allemagne et par la Hollande l’Angleterre. De ces voyages il a rapporté des notes abondantes. Ses Xoles sur l’Angleterre furent publiées au t. v de l’édition complète de ses Œuvres, 1818 ; les autres, réunies, ont paru en 1894-1896 sous ce titre : Voyages de Montesquieu, publiés par le baron Albert de Montesquieu, 2 in-4°, Bordeaux. Cf. J. Churton Collins, Voltaire, Montesquieu et Rousseau en Angleterre, traduction par P. Dessulle, in-12, Paris, 1911.

Revenu en France, il s’enferme dans le travail au château de La Brède et de là publie, en 1731, ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, in-8°, Amsterdam. Il en donnera une édition révisée par lui, en 1748, à Paris ; il en préparera une édition définitive qui sera donnée, revue et annotée, en 1900, in-folio, par M. Barckhausen. Fragment du grand travail qu’il médite, préparation et essai de l’opinion, les Considérations sont « le plus classique et le plus parfait de ses ouvrages, le seul même qui nous paraisse aujourd’hui sorti tout d’un jet, comme une belle statue. » Sainte-Beuve, toc. cit., p. 49. En 23 chapitres, exposant, 9, les causes de grandeur, 10, les causes de décadence, 4, comment Constanlinople survécut dix siècles à l’empire d’Occident, Montesquieu traite ici un sujet étudié plus d’une fois, mais il le reprend d’une façon nouvelle. « Ce n’est pas la fortune qui domine le monde. Il y a des causes générales soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, relèvent, la maintiennent ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes, et si le hasard d’une bataille a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet Etat devait périr par une seule bataille. En un mot l’allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers. » Ce passage des Considérations, c. xviii, indique bien la conception que Montesquieu se fait de l’histoire. Il est loin de Machiavel qui « nous rappelle toujours au milieu de ses réflexions mêmes combien il entre de hasard, c’est-à-dire de causes à nous inconnues dans l’origine et dans l’accomplissement de ces choses de l’histoire et dans la vie des empires », Sainte-Beuve, loc. cit., p. 56, et aussi du Discours sur l’histoire universelle, où Bossuet traite le même sujet en deux chapitres connus de la troisième partie. Bossuet, fait « une pieuse et solennelle application du système des causes finales à l’histoire ». Sorel, Montesquieu, p. 53. La Providence ordonne à ses fins l’action libre de l’homme et l’effet nécessaire des causes secondes. Montesquieu ne s’occupe pas des causes finales de quelque ordre que ce soit ; il se place à un point de vue strictement déterministe. Sur le terrain même des causes secondes, Montesquieu non seulement insiste sur les causes physiques, comme l’étendue du territoire, et Bossuet s’arrête aux causes morales, comme le fond de la race, mais Montesquieu ne s’accorde avec Bossuet « que sur les points où il est impossible de ne pas avoir le même avis. Sur les questions douteuses et graves. Montesquieu contredit constamment l’évêque, et si bien, parfois, que telle phrase des Considérations semble viser tel passage du Discours pour le réfuter ». Barckhausen, Préface de la grande édition de 1900 et op. cit., p. 195.

3° L’Esprit des luis. En 1745, Montesquieu

publiait dans le numéro de février du Mercure de France, le Dialogue de. Sylla et d’Eucrate, où l’on a voulu voir une apologie ironique de la raison d’Étal et de l’audace dans le crime, mais où Sorel, op. cit., p. 5’. », voit i un coup de génie d’un grand historien

qui se fait poète pour un instant et porte son personnage sur le théâtre ». Enfin, en 1748, après un voyage en Lorraine, à la cour de Stanislas, il donnait le grand ouvrage qu’il préparait depuis vingt ans : De l’esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, mœurs, climat, religions, commerce, etc., à quoi l’auteur a ajouté des recherches sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois fiscales, in-4°, Genève, s. n. d. a. Montesquieu, qui craignait les censures politique et religieuse, avait d’abord pensé publier le livre en Hollande par l’intermédiaire de l’abbé de Guaseco : mais il se décida pour Genève où Jacob Vernet, professeur en théologie et ministre de l’Église de Genève, qu’il avait connu à Rome, fut son intermédiaire zélé. Cf. Mémoire historique sur la vie et les œuvres de M. Vernet, Paris, 1790, s. n. d. a.

Helvétius et Saurin (cf. Œuvres de Montesquiei :. édit. Laboulaye, t. vi, p. 313 sq., la Lettre d’Helvétius et une Lettre d’Helvétius à Saurin sur le même sujet) avaient détourné Montesquieu de publier son livre. Voir Helvétius, t. vi, col. 2128-2129. Ici plus encore qu’auparavant, en effet, Montesquieu sortait des chemins battus et tous ne le comprenaient pas alors. Jusque-là, on avait considéré les lois ou en fonction d’un idéal absolu, justice éternelle, raison universelle (et le droit romain, plus ou moins corrigé de morale chrétienne semblait l’expression parfaite de cet idéal), ou comme l’expression d’une volonté arbitraire, imposant ce qu’elle jugeait utile ; Montesquieu, guidé par quelques pensées de Puffendorf et de l’Italien Doria, voit dans les lois l’expression de nécessités : elles sont déterminées par des conditions autres que la volonté du législateur, par des faits généraux de l’ordre physique ou de l’ordre moral ; mais de nécessités relatives : ces faits généraux dont les effets ne sauraient varier sont eux-mêmes différents. Ainsi s’explique la variété des lois et leur efficacité différente. Nul, jusque-là, ne s’y était arrêté et la devise du livre, Protem sine matre creatam rappelle cela. Sur le sens de cette épigraphe où l’on a voulu lire : C’est une œuvre de liberté dans un pays où la liberté n’existe pas, et encore une réponse à ceux qui avaient conseillé à l’auteur de ne pas publier et même de brûler l’ouvrage ; cf. Deniau de Crouzilhac, Recherches sur l’épigraphe de l’Esprit des lois, dans Mémoires de l’Académie de Cæn, 1858 ; J. Travers, La vérité sur l’Esprit des lois, ibid., 1870 ; Laboulaye, loc. cit., t. iii, p. viii, n. 1. « Classer les éléments multiples qui donnent au droit de chaque peuple un caractère particulier, cette vue de génie » (Laboulaye, ibid.), un passage de l’Esprit des lois, t. I, c. iii, la résume exactement : « 11 faut que les lois se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu’on veul établir, soit qu’elles le forment, comme font les lois politiques, soit qu’elles le maintiennent comme font les lois civiles. Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat, à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur, au genre de vie des peuples… ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre.

à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières,

Enfin elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre « les choses sur lesquelles elles sont établies.

C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer.

Cf. le passage eilé plus haut des Considérations : « Ce n’est pas la fortune », et Durekheini. Quid Seciin datas politica scientiss conlulerit ? Paris, 1892.

Évidemment Montesquieu est de son temps. Il a