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MONTANISME


vision. Dieu en fut témoin, et aussi l’apôtre, garant si compétent des charismes qui devaient survenir dans l’Église. N’y croirez-vous point, même si l’événement lui-même vous persuade sur toute la ligne ? » Trad. P. de Labriolle, La crise montaniste, p. 320. Ce passage, qui n’est pas isolé dans l’œuvre de Tertullien, est tout à fait caractéristique. On y voit Tertullien prêchant dans l’assemblée, sans aucun doute un conventicule où n’était admis aucun des psychiques ; et aussi une femme, favorisée de visions : par une heureuse coïncidence, ces visions ont pour objet le thème même du discours ; elles ne semblent accompagnées d’aucun phénomène morbide, comme l’étaient les extases des montanistes phrygiens ; elles sont au contraire fort raisonnables, s’enchaînent selon un ordre logique ; elles fournissent surtout à l’orateur un argument de premier ordre, tout à fait irréfutable.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que le montanisme est bien le refuge où s’abrite Tertullien après avoir rompu avec l’Église. M. Faggiotto a essayé récemment de le nier, La diaspora catajrigia. Teriullianoe la nuova profezia, p. 129, en prétendant que le prêtre de Carthage avait par hasard, en suivant la propre direction de sa pensée, rencontré quelques-unes des thèses montanistes, mais que seuls des témoignages postérieurs, surtout ceux de saint Jérôme et de saint Augustin, l’avaient présenté comme un adepte de la nouvelle prophétie. Cette théorie aventureuse se heurte à trop de faits certains pour pouvoir être acceptée. Nous avons dit que Tertullien s’était en effet rencontré avec le montanisme, ou, si l’on veut, qu’il s’était reconnu en ses théories : il était forcé, cette constatation faite, d’aller jusqu’au bout et d’adhérer pleinement à la doctrine enseignée par les successeurs des prophètes phrygiens ; de fait, ses derniers ouvrages nous le montrent engagé à fond. Il n’est plus catholique, mais prêtre de la communauté montaniste de Carthage, et disciple résolu du Paraclet.

Comme tel, il s’explique sur l’extase, dans un ouvrage en sept livres que nous avons perdu, mais qui devait être des plus suggestifs, d’après ce que nous savons par ailleurs de ses idées sur la question. Sans doute y essayait-il un compromis entre les manifestations délirantes de Montan et de ses compagnes, et la théorie catholique de la prophétie. Il devait y réfuter Miltiade qui interdisait au prophète de parler en extase, et Apollonius, contre lequel le septième livre était expressément dirigé ; mais en même temps il condamnait, tout au moins dans la vie quotidienne, les transports, les fureurs, et tous ces phénomènes morbides qui avaient naguère exalté les foules de Phrygie.

Comme disciple du Paraclet encore, Tertullien condamne les secondes noces dans le De monogamia, avec une étonnante vivacité de langage ; dans le De jejunio, il expose la discipline montaniste à l’égard des jeûnes, plus nombreux et surtout plus sévères que ceux des catholiques ; dans le De pudicitia enfin, il rappelle la doctrine montaniste de la pénitence, doctrine impitoyable qu’il garantit par l’autorité d’un oracle du Paraclet : Sed habet, inquis, potestaterh Ecclesia delicta donandi : Hoc ego magis et agnosco et dispono, qui ipsum Paracletum in prophetis novis habeo dicentem : Potest Ecclesia donare delictum, sed non faciam ne et alii délinquant. De pudic, xxi, 7 ; et qu’il interprète un peu plus loin en faisant passer le pouvoir de remettre les péchés de l’Église catholique à la communauté montaniste : Et ideo Ecclesia quidem delicta donabit : sed Ecclesia Spiritus per spiritalem hominem, non Ecclesia numerus episcoporum. De pudic, xxi, 17.

Après être venu au montanisme à cause de la vigueur de ses principes moraux, Tertullien, selon la tradition, devait finir par le dépasser. Les hommes de

cette trempe ne s’arrêtent jamais en chemin. Il faut qu’ils aillent toujours plus loin. Saint Augustin affirme que le grand orateur, suivi dans sa nouvelle sécession par un petit groupe de fidèles, dont les descendants existaient encore de son temps, se sépara du montanisme et organisa une communauté de tertullianistes, parmi lesquels il mourut, De liserés., 86. Il fallait insister sur l’évolution psychologique de Tertullien, parce que celui-ci est le seul Occidental de marque qui soit venu au montanisme, et que ses ouvrages nous font connaître quelques-unes au moins des pratiques de la communauté montaniste de Carthage au début du m siècle. Cette communauté « avait ses usages pénitentiels spéciaux* De pudicit., i, 2021 ; elle s’était mise en relations avec les autres conventicules épars à travers le monde romain, pour faire coïncider certaines pratiques communes en matière de jeûnes. Tous ces rites particuliers exigeaient que ses adhérents prissent contact les uns avec les autres dans des locaux séparés, affermissent par colloques directs leur plein accord et se sentissent les coudes. Au point où étaient montées les antipathies réciproques entre gens qui se traitaient de psychiques d’un côté, d’hérétiques de l’autre, les assemblées en commun n’eussent-elles pas dégénéré en bagarres, tout au moins en peu édifiantes récriminations ? » P. de Labriolle, La crise montaniste, p. 461-462.

Du point de vue de l’histoire générale, ce qu’il y a de plus intéressant, c’est de noter combien, après quarante ans, et en passant d’Orient en Occident, le montanisme s’est profondément transformé. Aux origines, dans la plaine de Pépuze, c’est un mouvement enthousiaste, un revival, que l’on a justement rapproché de faits bien connus dans l’histoire moderne ou contemporaine, une attente anxieuse de la fin du monde, des prophètes, des révélations, des extases, des cris, des larmes, des paroles inintelligibles ; et pour guider la foule en délire un homme et deux femmes sans autre autorité que celle de leurs visions. Bientôt les premiers voyants disparaissent. Leurs disciples, suivant peut-être déjà leur exemple, sont obligés de s’organiser, de se discipliner, de créer une caisse commune alimentée par les aumônes des fidèles. Les évêques catholiques, d’abord surpris par la rapidité du mouvement, se ressaissisent et opposent une énergique résistance au torrent, dont la fougue dévastatrice diminue. Et nous voici vers 200 en Occident : le montanisme est devenu une secte, analogue à bien d’autres. Sa doctrine est à peu de choses près celle de l’Église : il garde les Écritures, Ancien et Nouveau Testament, Advers. Marcion., passim ; De monog., 4, 8 ; il garde le symbole de foi, De virgin. veland., 1 ; Adv, Prax., 2 ; il reste fidèle à la théorie de l’apostolicité des Églises garantie par la succession épiscopale, Advers. Marcion., i, 21 ; iii, 1 ; iv, 5 ; De anima, 43 ; il conserve même la plupart des pratiques ordinaires de la piété chrétienne, De corona, 3, De monog., 10. S’il s’écarte du catholicisme, c’est par certaines pratiques dans l’exercice des jeûnes ; par une sévérité plus grande dans la vie morale, en particulier par l’interdiction des secondes noces ; c’est surtout par la réception des oracles de Montan et de tous les inspirés qui l’ont suivi. Mais ces inspirés eux-mêmes se font rares et s’assagissent. Tertullien n’a pas le charisme prophétique ; il se contente de citer avec respect une soeur qui le possède. Le temps de la grande effervescence est passé. Le montanisme a déjà cessé d’être un danger pour l’Église ; il ne peut plus que décroître.

IV. Les survivances du montanisme.

Le groupe montaniste de Carthage n’avait pas dû être fort nombreux, même au temps où Tertullien en était la gloire : le De pudicitia, i, 10, n’aurait pas vanté la