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MONTAIGNE


mundo Sebundo et de Theologiæ naturalis libro, in-8°, Paris, 1872. Le livre avait déjà été traduit. Mais la traduction de Montaigne, exacte et vivante, attira au livre ce double reproche et de traiter les vérités révélées comme de l’ordre naturel et d’exposer des arguments « faibles et ineptes à signifier ce qu’il veut ». Cf. J. Coppin, Montaigne traducteur de Raymond Sebon, dans Mémoires et travaux des Facultés catholiques de Lille, fasc. 31, Lille, 1925. Montaigne, en réponse à la première objection, établit simplement une courte théorie des rapports de la raison et de la foi. « C’est la foy seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mystères de nostre religion ; mais il n’est occupation plus digne d’un chrestien que de viser par toutes ses études et pensements à embellir, estandre et amplifier la vérité de sa créance. » Nous devons rendre à Dieu non seulement le culte de l’esprit, mais le culte du corps ; « il faut., de mesme… accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous. » Il est bien vrai que, « si la divine science n’entre chez nous par une infusion extraordinaire, elle n’y est pas en sa dignité ni en sa splendeur » ; toutefois, plusieurs faits sont « un signe très évident que nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nous-mêmes, et non autrement que comme les autres religions se reçoyvent. »

La seconde objection lui est occasion d’un long réquisitoire contre l’homme et contre sa confiance en sa raison. Les arguments de Sebon ne prouvent pas grand’chose, objecte-t-on ; mais en quelle matière la raison humaine peut-elle mieux ? Toutes les sciences n’ont pas de meilleurs fondements et pourtant nous leur faisons confiance. La raison humaine peut-elle aboutir à autre chose qu’au relatif et à l’incertain ? Le dernier mot de toute philosophie n’est-il pas : « Que sais-je ? » Clitomaque et Carnéade ne vont pas assez loin ; seuls, « Pyrrhon et autres sceptiques », qui se gardent « de toute inclination ny approbation d’une part ou d’autre, tant soit-elle légère », ont l’attitude voulue. L’homme, en effet, se croit le centre du monde et le seul être doué d’intelligence, « comme si les astres, qui ont le gouvernement de notre vie n’étaient pas des êtres animés », et comme si les animaux n’agissaient pas aussi raisonnablement que nous-mêmes. Comment peut-il croire en la science alors que cette science n’est arrivée à rien établir ? et en sa raison ? Cette raison a-t-elle toujours donné et donne-t-elle partout les mêmes solutions aux mêmes questions ? Chacune de ses affirmations ne soulève-t-elle pas de multiples contradictions ? L’homme ne peut même déterminer le souverain bien et la loi morale universelle : « Il n’y a pas de lois naturelles empreintes en l’humain génie par la condition de leur propre essence, car il n’y en a pas une seule que toutes les nations acceptent. » En tout, il voit le même relativisme : où que nous étendions nos regards hors de l’horizon familier, nous rencontrons des idées contraires aux nôtres ; notre esprit n’apporte pas en naissant des notions nécessaires ; il est plutôt une table rase qui reçoit les empreintes du dehors ; l’homme est ainsi un être divers ; enfin il ne peut atteindre la substance des choses, mais seulement des phénomènes qui passent, et même ici il peut être victime de l’imperfection de ses sens.

Le relativisme de Montaigne.

On l’a fait remarquer

cependant : si Montaigne exalte le pyrrhonisme : « il n’est rien en l’humaine invention où il y ait tant de vérisimilitude et d’apparence », cf. Pascal, Entretien avec M. de Saci ; s’il montre avec une complaisance marquée que les choses ont divers visages, et qu’il n’est pas une soi-disant certitude humaine qui ne soulève de multiples objections et qui n’ait provoqué des contradictions, du moins, surtout après des cha DICT. DE THÉOL. CATHOL.

pitres comme [’Institution des enfants, t. II, cxxvi, il serait plus juste de parler à propos de Montaigne de relativisme et « d’esprit critique très avisé », que de pyrrhonisme ou même simplement de scepticisme fondamental. Cf. Villey, Les sources et l’évolution des Essais, t. II, t. ii, c. ii, Le relativisme chez Montaigne. Sur YInstitution des enfants, voir, ibid., section n. La pédagogie de l’honnête hommz ; et G. Michaut, Montaigne et l’institution des enfants, petit in-4°, Paris, 1924. Comme tous les humanistes de son temps, sous l’influence padouane, Montaigne avait cessé d’accepter les solutions d’autorité et de tradition de la scolastique ; mais devant la masse d’opinions et de faits contradictoires que révélaient tout d’un coup l’antiquité païenne vulgarisée et les mondes nouveaux découverts, surtout après la lecture des Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus, il avait jugé impossible à la raison de donner aux problèmes métaphysiques une solution certaine et, n’acceptant que le fait, il fut un positiviste avant l’heure. On l’a souvent rapproché de Bacon.

La religion de Montaigne.

Comme les Padouans,

Montaigne nie donc que la raison puisse connaître Dieu, prouver la création, la Providence et l’immortalité de l’âme. L’Apologie de Raymond Sebon nous a conduits loin de la Theologia natural s ! Mais ces vérités, que la raison raisonnante ne saurait établir, la foi nous les donne et la faiblesse de la raison nous fait mieux sentir le prix de la révélation et de la croyance. C’est là le ftdéisme de Montaigne.

Mais ici se pose la question : Montaigne est-il sincère ? en d’autres termes quelle fut la religion de Montaigne ? Dès 1774, dom Devienne publiait une Dissertation sur la religion de Montaigne, in-8°, où il fait de Montaigne un docteur dévot. En 1802, Naigeon consacrait les 63 pages d’introduction qu’il mettait à son édition des Essais à prouver que Montaigne était un déiste, dont les formules religieuses étaient d’hypocrites précautions, soit un vrai précurseur des philosophes. En 1819, l’abbé L*** (Labouderie) reprenait la thèse de dom Devienne dans son Christianisme de Montaigne ou pensées de ce grand homme sur la religion, in-8°, Paris. Sainte-Beuve, Port-Royal, t.n, p. 428, parlant de ce dernier livre écrit : « Le simple coup d’œil eût dû avertir et je ne vois pas ce qu’on gagnerait, à toute force, à faire conclure qu’il peut bien avoir paru très bon catholique, sauf à n’avoir guère été chrétien. » « Ne dites pas que Montaigne a été chrétien, si vous ne voulez pas faire rire les librespenseurs et pleurer les croyants », écrit Guillaume Guizot, Études et fragments, 1899. En revanche, M. Strowski, Montaigne, 1906, p. 207, voit dans [’Apologie « l’expression complète d’une âme vraiment religieuse et sincère. » Mais cette même année 1906, le docteur Armaingaud, dans un article de la Revue politique et parlementaire, intitulé La Boétie, Montaigne et le Contr’un, a soutenu que Montaigne prit part aux luttes religieuses de son époque du côté protestant, et qu’après avoir transformé le Contr’un de La Boétie en un pamphlet politique d’une extrême violence, il l’aurait livré ainsi aux protestants pour qu’ils s’en fissent une arme. Cette théorie fut le point de départ d’une controverse entre son auteur et Villey, Revue d’histoire littéraire, octobre 1906, Bonnefon, Revue politique et parlementaire, janvier 1007, Strowski, Revue philomathique de Bordeaux, février 1907, et Dézeimeris, Mémoires de l’Académie des sciences et des lettres de Bordeaux, 1907. Cf. D r Armaingaud, Montaigne pamphlétaire. L’énigme du Contr’un, m-, 1910 ; P. Bonnefon, La Boétie. Discours sur la servitude volontaire. Introduction et notes, in-18, Paris, 1922.

Il faut le reconnaître : Montaigne a séparé la morale de la religion ; il est vraiment le maître de ce Pierre

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