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MOLINOS

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Vingt ans durant, Rome avait adulé Molinos ; de ces années, nous n’avons de lui aucun chant de triomphe. Du jour de la grande humiliation, du jour de l’abjuration, de ses onze années de prison, nous n’avons aucun cri de détresse, nul sursaut d’indignation. Pourtant, Molinos était un prédicateur, avec le besoin de parler des heures entières ; et la Guide spirituelle trahit de violentes ardeurs souterraines. Pas un instant, ces ardeurs ne se sont ouvert un cratère. Dans cet homme, tout est mystérieux et angoissant. On en vient presque à se demander si l’explication de ce silence effrayant ne serait pas à chercher dans ce passage de la Guide : « Ces âmes heureuses et élevées ne se réjouissent que du mépris, de la solitude, de l’abandon et de l’oubli où on les laisse. Elles vivent si détachées [de tout] qu’elles ont beau recevoir constamment de nombreuses grâces surnaturelles, elles ne s’en émeuvent pas ; elles ne s’y complaisent pas plus -que si elles ne les avaient jamais reçues. Dans le fond de leur cœur, elles gardent toujours un vif sentiment de leurs bassesses et un grand mépris d’elles-mêmes, toujours humblement tournées vers l’abîme de leur indignité et de leur vileté. Elles gardent cette quiétude, sérénité et égalité d’âme dans les tourments les plus rigoureux et les plus acerbes, aussi bien que dans la gloire et les faveurs extraordinaires. Aucune nouvelle heureuse ne leur apporte de joie, aucun malheur ne leur cause de tristesse. Les tribulations ne sauraient les troubler ; Dieu peut leur envoyer des communications intérieures et continues, elles n’en tirent pas non plus vanité, constamment remplies qu’elles sont d’une crainte sainte et filiale, d’une paix, d’une constance et d’une sérénité merveilleuse. » Guia, t. III, c. i, n. 7, 8, Barcelone, Biblioteca orientalista, s. a. (1900-1910 ?) p. 133.

Dans l’adversité comme dans le bonheur Molinos semble avoir vécu sa Guide.

II. Doctrine et conduite morale. — La doctrine de Molinos ressort de ses quelques ouvrages, notamment de sa Guide spirituelle, et elle en ressort avec une précision suffisante. Mais ses tendances morales et surtout sa conduite privée ressortiraient bien davantage de ses lettres, qui étaient fort nombreuses, de sa direction, des dépositions qui, sur sa direction et sur sa conduite, se firent au cours du procès. Ces correspondances, d’autres papiers saisis lors de son emprisonnement, les dépositions lors du procès, tout cela est enfoui dans les archives du Saint-Office. Et ces papiers sont inaccessibles. Voir, ci-dessus, article Innocent XI, col. 2010 ; P. Dudon, p. 84, 153, 191. Tant qu’il en sera ainsi, et peut-être ensuite encore, le jugement sur la conduite privée de Molinos restera provisoire.

Comme Molinos le dit dans des observations en tête de sa Guide, son but est d’y enseigner une manière facile d’atteindre à la contemplation, à une contemplation acquise (Proemio : adverlencia I). Et cette contemplation sera accompagnée d’un abandon tout passif entre les mains de Dieu, ou ce que l’on croira être les mains de Dieu. Le traité n’a pas de plan logique, mais, ce qui est plus efficace, il a la logique du sentiment. Et le sentiment y revient constamment vers ces deux tendances : tendance à la passivité absolue, tendance à la contemplation de quiétude. « Avant tout, les jésuites insistent sur la lutte contre soimême, sur le renoncement actif à ses tendances terrestres, corporelles et égoïstes. Avant tout, au contraire, Molinos insiste sur la contemplation de pure foi, et l’anéantissement de soi dans le bon plaisir divin ; comme d’un premier bond, il transporte ses disciples, par de la les étapes de la voie purgative et illuminative, dans les régions de l’union à Dieu. » Dudon, p. 98.

Pour Molinos, le véritable état du chrétien, c’est

la contemplation. Cette contemplation sépare les chrétiens en deux catégories très tranchées : les chrétiens imparfaits, et les contemplatifs. Les chrétiens imparfaits auront une vie religieuse active. Les contemplatifs ne feront pas de prières vocales ; ils pourront omettre jusqu’aux prières commandées, comme le bréviaire. Ils vivront dans la quiétude : Dieu est en eux et il les mène. Us le laissent faire, s’attachant à vivre dans un recueillement que rien ne trouble, avec un parfait abandon à la volonté divine, sans efforts pour faire un acte de vertu, former un désir ou une pensée, ni même pour repousser une tentation.

Les contemplatifs s’abandonneront à l’action de Dieu : aussi, pour la communion, ils n’auront à faire ni préparation, ni actions de grâces. Ou, du moins, il leur suffira de « demeurer dans la résignation passive habituelle ; cette résignation compense éminemment tous les actes de vertu qui pourraient se faire et se font dans la voie ordinaire. » Bulle Cseleslis Pastor, 32° prop. condamnée. Molinos a écrit dans sa Guide : « La meilleure préparation à la communion, c’est de communier souvent ; une communion prépare à l’autre. Toutefois, je veux t’enseigner deux sortes de préparation… La préparation des âmes extérieures est de se confesser, de se séparer des créatures avant la communion, de se tenir en silence, en considérant qui est celui qu’on va recevoir et qui est celui qui le reçoit… La seconde préparation convient aux âmes intérieures et spirituelles ; elle consiste à vivre dans une plus grande pureté, un plus grand renoncement à soi-même, un entier détachement, la mortification intérieure et un recueillement continuel. Ceux qui marchent dans cette voie n’ont pas besoin d’une préparation actuelle ; leur vie est une préparation continuelle et parfaite. » Guia, t. II, c. xiii, n. 98-100, p. 119.

Dans cette prétendue contemplation continuelle, dans ce repos ininterrompu, qui nous envahira ? Dieu, ou les forces physiques, les forces de la subconscience ? Sans doute, ceux qui, ne fût-ce qu’une fois, ont joui de l’union mystique, nous disent qu’ensuite on ne saurait confondre cette union avec d’autres envahissements. Mais ceux qui n’ont jamais expérimenté cette union, comment sauront-ils si c’est Dieu ou les mille forces de la nature physique qu’ils sentent agir en eux ?

Les vues de Molinos sur la contemplation partaient d’une fausse conception de la nature humaine. Cette erreur touchait à la théorie philosophique de l’ontologisme, très en honneur au xviie siècle, mais aventureuse et rejetée par l’Église. Et la passivité complète qui devait accompagner cette contemplation touchait à la théorie de la corruption totale de l’homme par la chute originelle, théorie luthérienne et janséniste ; plus encore peut-être que l’ontologisme, cette théorie était très répandue au xviie siècle, et, elle aussi, elle est mal vue par l’Église.

Voilà l’origine lointaine du quiétisme, les deux grandes influences qui l’ont produit et qui, plus encore peut-être, ont causé son succès. L’origine prochaine du mouvement se trouve chez les Alumbrados ou Illuminés, qui, du milieu du xvie siècle à la fin du xviie, tinrent une si grande place en Espagne. Où Molinos s’assimila-t-il leurs erreurs ? Sans doute à Valence, où il avait pu lire les œuvres de Jean Falconi (1596-1638) ; elles y furent éditées en 1602. Plus tard, a Rome, il s’inspira beaucoup de Grégoire Lopez (1542-1596). Falconi et Lopez étaient de pieux personnages ; toutefois, ils tendaient à une contemplation quiétiste.

Molinos eut aussi des précurseurs en France et en Italie, notamment dans l’Italie du Nord. En Piémont, en Lombardie, en Vénétie, des hommes, des femmes surtout dans de petits cénacles, prêchaient l’oraison