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775 MÉRITE, SYNTHESE DOCTRINALE : RÉALITÉ DU MÉRITE

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ment son intelligence et sa volonté sont incapables du moindre bien, mais son être moral tout entier est vicié par la concupiscence, dont il ne peut pas plus éviter les atteintes que corriger les effets. C’est pourquoi Luther proclamait tout d’abord avec une âpre logique que toutes les œuvres de l’homme ne sont et ne peuvent être que des péchés. Les disciples ont discrètement réagi sur ce point contre la verdeur du luthéranisme primitif, en donnant les œuvres comme utiles, voire même nécessaires au salut, mais sans cesser d’apppuyer avec insistance sur les imperfections et souillures qu’elles présentent.

A cet état de misère constitutive la grâce elle-même ne porte que très imparfaitement remède. Car elle n’a pas pour résultat de régénérer nos énergies spirituelles, mais seulement de nous imputer les mérites du Rédempteur, qui metttent à l’abri de la colère divine ceux qui se les approprient par la foi. Ainsi nos œuvres restent toujours sans valeur, encore que Dieu, dans sa pure miséricorde, veuille bien les rémunérer. Et il faut qu’il en soit ainsi, sous peine de retomber dans le pélagianisme, qui soustrait l’homme à la grâce pour ne plus faire dépendre le salut que de ses libres efforts.

L’Égiise professe des principes absolument contraires. Sans oublier le péché originel et les blessures graves qui en sont la suite, elle enseigne que, dans son fond, l’homme reste néanmoins sain. Pour affaiblies qu’elles soient, son intelligence reste capable de connaître le vrai et sa volonté de réaliser le bien moral. Voir Péché originel. Les poussées instinctives de la concupiscence ne sont pas en elles-mêmes des péchés, et il dépend de nous d’en arrêter l’influence pernicieuse au seuil de l’acte conscient. II y a place, de ce chef, pour des actes qui, sans atteindre une perfection qui n’est pas de ce monde, soient suffisamment conformes à la volonté de Dieu pour n’être pas sans quelque valeur devant lui.

Sur cette rectitude foncière de notre nature viennent ensuite se greffer les dons les plus larges du surnaturel. La grâce que Dieu nous accorde signifie, non seulement la pleine rémission de nos péchés, mais la restauration intégrale de notre être spirituel. Elle assure à notre âme une participation réelle à la vie même de Dieu et de son Christ. Voir Justification, t. viii, col. 2217-2222. Dès lors s’applique l’adage : Operatio sequitur esse. La sève divine qui anime le chrétien donne à ses actes une dignité supérieure et lui permet de fructifier dans l’ordre surnaturel.

Il ne s’agit pas ici de justifier ces divers enseignements. Leur simple exposition suffit à montrer comment ils rendent possible, voire même normale, la doctrine catholique du mérite, dont ils constituent les indispensables postulats.

2. Réalité du mérite.

Sur la base de ces prémisses dogmatiques, l’Ég.ise affirme le mérite comme une réalité. En vertu du subjectivisme qui préside à tout leur système de la justification, les protestants se placent ici d’emblée sur le terrain psychologique et, d’ordinaire, ne parviennent pas à en sortir. Fidèle à son point de vue dogmatique, la théologie catholique, au contraire, se préoccupe avant tout de déterminer la valeur de l’homme et de ses actes dans l’ordre chrétien.

a) Notion du mérite. — Quelques explications sont tout d’abord nécessaires sur le concept même du mérite, qui ne laisse pas d’être assez complexe et demande, en conséquence, à être soigneusement précisé.

Dans le langage usuel, le mérite évoque souvent l’idée d’un droit strict à une juste rétribution, et c’est toujours dans ce sens absolu que les protestants le prennent pour le déclarer inacceptable. Ce caractère

d’exigence juridique suppose un contrat et ne saurait, de toute évidence, exister qu’entre personnes enlièrement libres et égales l’une par rapport à l’autre. Les services échangés dans ces conditions, parce qu’ils ne sont dus à aucun titre, peuvent créer à celui qui les rend un droit en justice sur celui qui les reçoit.

Mais le cas ne se vérifie plus, même entre les hommes, chaque fois qu’il existe de l’un à l’autre quelque lien de dépendance, comme, dans la conception antique, entre le maître et le serviteur, ou, pour toute conscience humaine, entre le père et son enfant. Ainsi en est-il, à plus forte raison, de l’homme par rapport à Dieu.

Cependant, là où il ne saurait y avoir de droit au sens proprement juridique, on peut concevoir un titre établi sur l’équité. Encore qu’ils soient dus, les bons offices d’un enfant lui donnent un certain droit à une récompense de la part de son père. Voilà pourquoi, s’il ne peut être question pour nous d’acquérir sur Dieu un droit strict qui le constituerait notre débiteur, il y a néanmoins place, positis ponendis, pour un titre moral à une rétribution. Suivant la doctrine classique de saint Thomas, Sum. theol., IMF 6, q. exiv, a. 1, l’homme n’est jamais en situation d’avoir par rapport aux récompenses divines un mérite absolu, simpliciter, mais seulement un mérite relatif ou secundum quid. Il suffit d’avoir devant les yeux cette précision fondamentale pour faire tomber, par suite d’une ignoratio elenchi, une bonne partie des critiques formulées contre la doctrine du mérite. Ne faut-il pas tout d’abord avoir soin de prendre ce concept au sens mên13 de l’Église qui le fait sien ?

Une seconde confusion non moins grave découle, chez nos adversaires, de ces prémisses tendancieuses. C’est qu’ils ne veulent connaître, pour obtenir ce mérite tel quel, d’autre moyen que les œuvres surérogatoires. Dès lors, la doctrine catholique est solidarisée avec la conception sommaire d’une morale à compartiments, qui nous permettrait de faire à Dieu sa part et d’exiger un salaire pour tout surplus que nous aurions fourni au delà du quod justum. Suivant une expression de H. Schultz, toc. cit., p. 5C7, méritoire serait synonyme de « supra-moral ». Contre quoi l’auteur a beau jeu de protester ensuite, ibid., p. 588590, au nom de la vraie religion qui comporte le don total à Dieu de l’être créé.

Or cet échafaudage polémique croule par la base. Car l’idée de réserver un caractère méritoire aux œuvres de pur conseil est si peu celle de la théologie catholique que Suarez la signale comme une quædam singularis opinio. Il ne cite en sa faveur que l’autorité de Denys le Chartreux et il l’écarté, pour son compte, avec ce verdict péremptoire : Hœc sententia non solum temeraria est, sed etiam, ut ego existimo, erronea. Nam imprimis conlrarius est commuais consensus theologorum, quos propterea re/erre non est necesse. Bien loin d’être un obstacle au mérite, le précepte lui paraît, au contraire, toutes choses égales d’ailleurs, une circonstance propre à l’augmenter. De merilo, c. v, 1-1, Opéra, t. x, p. 25-27.

Et si l’on objecte qu’un acte ainsi commandé est déjà dû à Dieu, il reste à répondre avec saint Thomas, Sum. theol., I a —II æ, q. exiv, a. 1, ad lum, que l’homme y a son mérite quia propria voluntate id jacit quod débet. Parole profonde en sa simplicité d’où il résulte que l’homme dispose, par sa propria uoluntas, d’un pouvoir en quelque sorte créateur et que c’est là ce qui fait le prix de nos œuvres devant Dieu. Ce qui nous est demandé, ce que nous pouvons toujours offrir et ce qui compte par-dessus tout, ce n’est pas précisément l’action elle-même, mais l’intention de l’agent, où s’affirme la part de notre personnalité.