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    1. MÉRITE##


MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES MYSTIQUES

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3. Tendances pessimistes des mystiques.

Quelle que fût par ailleurs la différence de leurs principes spéculatifs, réalistes et nominalistes étaient pratiquement d’accord sur ce qu’on pourrait appeler un certain optimisme surnaturel, qui les portait à souligner l’importance et à consacrer didactiquement la valeur du mérite humain. Au contraire, les esprits à tournure mystique suivaient une voie inverse et s’attachaient de préférence à humilier l’homme devant l’infinie sainteté de Dieu.

En raison de ce pessimisme, les anciens protestants croyaient pourvoir saluer en eux des « témoins de la vérité » et les historiens modernes, sans se contenter d’appréciations aussi simplistes, leur accordent à tout le moins une visible sympathie. Voir A. Harnack, Dogmengeschichle, t. iii, p. 421-455, et F. Loofs, Dogmengeschichte, p. 621-623, après A. Ritschl, Die christliche Lehre von der Reehtfertigung und Vcrsohnung, 2’édit., Bonn, 1882, t. i, p. 117-141. En dehors de ces partis pris confessionnels, il est certain que la littérature des mystiques représente un courant spécial, qui, sans être le moins du monde opposé à la doctrine catholique du mérite, sert à marquer les limites dans lesquelles les âmes religieuses en ont toujours contenu l’appréciation. Aux textes généraux déjà cités comme expression de cette tendance, voir Justification, t. vra, col. 2123-2126, il faut ajouter quelques témoi gnages plus précis.

a) Œuvres ascétiques. — C’est évidemment dans les écrits destinés à nourrir la dévotion que ce pessimisme doit surtout s’affirmer. En pareille matière, il ne saurait être question d’écoles, mais de tendances, qui s’accusent en traits plus ou moins vifs au hasard des occasions. On se contentera d’en relever ici quelques spécimens, dont l’exploration méthodique de cette vaste littérature ne manquerait évidemment pas d’enrichir le nombre.

Dans le petit volume populaire où H. Denifle a groupé en une sorte d’anthologie, malheureusement sans indiquer ses sources, la fleur de ses lectures à travers les mystiques allemands du xiv siècle, se trouve, dès les premières pages, un chapitre assez étendu sur « la corruption de notre nature ». H. Denifle, Das christliche Leben, 4° édit., Graz, 1895, p. 13-18. Plus loin, il conie l’homme à « l’humble connaissance de soi-même », p. 60 67, et l’invite à mettre en Dieu sa confiance à l’heure de la mort, p. 333-337. Il n’est pas, en effet, de thèmes plus fréquents sous la plume des mystiques ; mais il n’en est pas un non plus qui ne tende d’une façon ou de l’autre à rabaisser l’estime que l’âme pourrait avoir de ses propres œuvres.

Tel est le but que Ludolphe le Chartreux assigne précisément à ses célèbres méditations sur la vie du Christ. Cavejt prudenter fidelis peccator, y lit-on dès le prologue, ut nunquam, in quæumque statu fuerit, conftdentiam in meritis suis habeat, sed tanquam mendiais pauperculus omnino nudissimus ad eleemosijnam dominicam mendicandam semper vacuus accédât. Et qu’on ne croie pas à une pieuse fiction ; l’auteur veut qu’on l’entende à la lettre : Hœc antem facial, non quasi ex humilitate ficta mérita sua abscowlem, sed certissime sciens quod non justifteabitur in conspeclu Dei omnis vivens. Vila Cliristi, prolog., édit de Lyon, 1510, col. 5.

Chez sainte Brigitte, le Christ se plaint également de l’orgueil humain : Sic homines per superbiam suam volunt ascendere in cselum, et non confidunt in me sed in se. Revelationes, i, 53, édit. de Rome, 1606, p. 87. Un peu plus loin, le mal est indiqué d’une manière plus précise : Nam sunt quidam qui meritis suis obtinere credunt cselum… Alii sunt qui operibus suis satisfacere Deo putant pro excessibus suis. Quorum

omnium error omnino damnabilis est. Ibid., iv, 20, p. 261. Le remède est, en conséquence, de tenir pour rien nos mérites, encore qu’ils soient nécessaires : Non in bonis operibus nostris debemus confidere, quæ quantumcumque magna sinl, quasi nulla reputare debemus, licet necessaria sinl ; sed cum humilitate sperare debemus in sola misericordia Dei. Ibid., vi, 69, p. 582.

Le mépris de l’œuvre humaine s’affirme sans la moindre compensation dans cette fameuse Théologie Germanique dont Luther devait faire un de ses livres de chevet. « C’est une grande folie pour l’homme et la créature de penser qu’ils savent ou peuvent quelque chose par eux-mêmes, et particulièrement de penser qu’ils savent ou peuvent quelque chose qui leur permettrait d’î beaucoup mériter ou obtenir auprès de Dieu. De cette façon on fait injure à Dieu, pour qui sait bien comprendre. » Theologia deutsch, 44, édit. F. Pfeiffer, Stuttgart, 1855, p. 188-189.

Même note chez Jean Wessel, De magnitudine passionis, 44, 46, dont A. Ritschl, op. cit., p. 131, détache ces phrases significatives : Gloria noslra est in solo Deo suam in nobis caritatem comme ndante… Qui Evangelium audiens crédit…, quantalibet pro consequendo facial et paliatur, non sua opéra, non se operantem extollit ; sed, propensus in eitm quem amat, nihil sibi ipsi Iribuil qui scil nihil habere ex se… Vere omnes juslitix noslrse velut pannus menstruatæ, ut vere non tam jusli sed mère injusti plectendique convincamur.

De ces formules aujourd’hui oubliées on rapprochera celles que nous lisons encore dans l’Imitation de Jésus-Christ, I, vii, 3 : Non superbias de operibus bonis, quia aliter sunt judicia Dei quam hominum, cui ssepe displicet quod hominibus placet. Et de même, III, ix, 2, où Dieu s’adresse à l’âme en ces termes : Nihil ergo libi de bono adscribere debes, nec alicui homini virtutem attribuas ; sed totum da Deo, sine quo nihil habet homo. Ego totum dedi : ego totum rehabere volo.

C’est surtout au moment de paraître devant Dieu que ces humbles dispositions sont de mise. Des formulaires ad hoc s’efforçaient de les inculquer aux mourants. Un des plus importants et des plus caractéristiques est celui qui porte, sans peut-être beaucoup de garanties, le nom de saint Anselme, que d’innombrables éditions ou traductions mirent, au cours du Moyen Age, entre les mains du clergé paroissial dans tous les pays. Le thème de toute l’exhortation est d’opposer aux œuvres mauvaises de l’homme la confiance exclusive dans les mérites du Christ et tout spécialement de sa mort. En voici la partie centrale : …In hac sola morte lotam fiduciam tuam constitue ; in nulla alia re fiduciam habeas… Hac sola te totum contege, hac morte te totum involve. Et si Dominus Deus voluerit te judicare, die : Domine, morlem Domini nostri Jesu Christi objicio inler me et judicium tuum ; aliter non conlendo tecum… Si dixerit tibi quia meruisti damnalionem, die : Domine, morlem Domini noslri Jesu Christi pono inter te et mala mérita mea, ipsiusque merilum offero pro merito quod habere debuissem nec habeo. Admon. morienti, P. L., t. clvtii, col. 686-687.

L’inspiration commune de ces divers témoignages est manifestement de réduire l’appréciation pratique du mérite humain par le sentiment vécu de son déficit.

b) Œuvres exégétiques. — On saisit en maints endroits la même tendance dans les productions les plus populaires de l’exégèse médiévale, qui, sans être aussi répandues que les œuvres proprement ascétiques, peuvent et doivent en être rapprochées à ce point de vue.

Les protestants se réfèrent volontiers à quelques gloses de Nicolas de Lyre. C’est ainsi qu’on y peut trouver sur Joan., x, 12 : Gloria cmlestis non dicitur proprie