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MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : DIVERSES SORTES DE MÉRITE


quand on admet cette intime collaboration de Dieu et de l’homme qui est, dans l’économie de la foi chrétienne telle que l’a toujours conçue l’Église, le terme suprême de l’ordre surnaturel. Dès lors, on peut dire de l’École en général ce qu’un écrivain protestant a dit de saint Thomas : « Toute la religion y est dirigée vers le mérite comme but final, et cependant il semble que la doctrine augustinienne de la grâce y soit pleinement maintenue. » J. Kunze, art. Yerdienst, p. 503. Bien entendu, comme l’observe H. Schult7, p. 282, un chrétien évangélique trouvera que cette doctrine est une altération de l’Évangile ». « Mais, continue l’auteur, il persuadera difficilement à un catholique sincère qu’elle n’est pas augustinienne, qu’elle enlève au Christ son honneur, qu’à rencontre de la grâce elle attribue à notre propre effort humain une partie tout au moins de nos mérites au bonheur. » En dépit du scepticisme dont procède ce jugement, c’est au catholique, à n’en pas douter, que l’examen impartial des faits donne raison.

Diverses sortes de mérite.

A cette doctrine

commune, dont elle assurait ainsi la mise en œuvre méthodique, la scolastique allait ajouter une importante précision, en distinguant diverses variétés de mérite. Toute notre théologie actuelle sur ce point est dominée par la distinction entre le mérite de condigno et de congruo. Or c’est au xm’siècle que l’on voit pour la première fois apparaître ces notions. Il faut d’autant plus en remarquer l’a, ’ènement que cette nomenclature nouvelle est tout à la fois l’indice et la cause du progrès accompli sur le fond par l’analyse plus exacte de ce rapport fondamental entre l’homme et Dieu qu’il s’agit avant tout d’exprimer.

1. Aperçu historique.

Rien ne serait plus instructif que de reconstituer l’histoire de ces termes, dont l’importance est à peine moindre pour la question présente que ceux qui, dans d’autres cas, se sont incorporés à la définition même du dogme. Faute de données suffisantes, on devra malheureusement s’en tenir à quelques indications.

a) Époque patristique. — Pour la formule de condigno, il semble que la lettre a pu en être suggérée, sinon fournie, par l’Écriture.

Sans parler, en effet, de textes comme Tob., ix, 2, et Esth., vi, 11, où l’adjectif condignus est employé dans son sens commun sans relief spécial, il apparaît ailleurs dans un contexte qui peut davantage faire penser au mérite. On lit dans II Mach., iv, 38, à propos du sacrilège Andronicus : Domino illi condignam retribuente poenam. et surtout dans Rom., viii, 18 : Non sunt condignæ passiones hujus temporis ad juturam gloriam. Dans les deux cas, le mot évoque bien l’idée de proportion stricte, de mérite rigoureux, mais en soi, si l’on peut ainsi dire, et sans aucune idée de précision comparative par rapport à une autre espèce qui le serait moins.

Ce terme est passé avec le même sens dans la langue patristique. On ne s’étonnera pas que l’influence littéraire de l’Apôtre se fasse sentir à cet égard dans le commentaire de Pelage, où l’on lit, en effet, sur Rom., vm, 18 : Nihil posset homo condignum pâli gloria cxlesli, P. L., t. xxx (édit. de 1865), col. 708. Cf. In II Thess., i, col. 012 : Scientes nutlam passionem esse condignam. Mais d’autres s’en servent également. Ainsi Filaslrius parle de condigna sententia à propos de la condamnation portée sur Adam par Dieu, liserés., 114, P. L., t. xii, col. 1238, et, au sujet du jugement divin sur l’humanité, de secundum peccatum <’indigna repensio. Ibid., 125, col. 1252. Un peu plus loin, le mot voisine avec celui de mérite : Debemus… currere… non cum præsumptione et jactantia, quasi noslra virtute et justifia condigna, ut non Christi mereamur salvari clemenlia. Ibid., 128, col. 1256.

Novatien connaît formellement, au terme de la destinée humaine, et præmia condigna et mérita pcenarum. De Trin., 1, P. L., t. iii, col. 911. Et de même saint Fulgence : Futurum [tempus] justæ retributioni serval (Deus] quo unusquisque pro qualitate credulitatis et operis condigna… recipiat, De remiss, pecc, ii, 21, P.L., t. lxv, col. 572, sans prétendre évidemment par là contredire saint Augustin, qui écrivait des damnés : Non tanta quanta digni sunt pcenarum atrocitate cruciari. De civ. Dei, XXI, xxiv, 3, P. L., t. xli, col. 739.

Il ressort de ces exemples que le terme condignus désigne le mérite tout court, en tant qu’il répond à une loi de justice, et non pas encore une branche spéciale dans ce genre commun. En tout cas, celui de congruus, qui devait devenir plus tard son corrélatif, est encore son équivalent. Témoin le même Filastrius, qui présente les élus comme mercedem congruam adepturi. Hæres., 150, col. 1290. Cf. Prudence, Cathemerinon, xi, 110, P. L., t. lix, col. 900 : Meritis rependel congrua.

Aussi les deux sont-ils assez souvent unis en couple comme manifestement synonymes, et cela non pas seulement dans des formules de pure amplification sans intérêt doctrinal, comme celle, par exemple, de saint Léon, Serm., xlvii, 1, P. L., t. liv, col. 295, mais à propos des sanctions divines. C’est ainsi qu’on peut lire dans saint Augustin, De lib. arb., III, xii, 35, P. L., t. xxxii, col. 1288 : Dei potestas… omnibus congrua et condigna retribuens. Cf. S. Fulgence, Ad Monim., i, 14, P. L., t. lxv, col. 163 : Considerata operum qualitate, illa credamus a Dco prædestinata quæ misericordise vel sequitati divinæ condigna reperiuntur et congrua. Et encore De remiss, pecc, ii, 19, col. 570 : Quisquis ostenderit cuilibet… denarium jussw Domini datum digne congrueque speret cuilibet… regnum cselorum largitate Domini con/ercndum.

Il n’y a pas davantage à faire état, avec R. Seeberg, Dogmengeschichte, t. iii, p. 415, d’expressions telles que condigna satisfactio ou condigna pœnitentia, qui reviennent assez souvent dans les livres pénitentiels du haut Moyen Age. Voir, par exemple, Réginon de Prùm, De synod. caus, is et discipl. eccl., r, . 303, et ii, 429, édit. Wasserschleben, Leipzig, 1840, p. 140 et 381 ; Burchard de Worms, Décret., ii, 229, et xix, 3, P. L., t. cxl, col. 664 et 950. Il ne s’agit en tout ceci que de la proportion entre l’œuvre satisfactoire et les exigences du code ecclésiastique. Isidore de Séville, Difjer., i, 361, P. L., t. lxxxiii, col. 47, se préoccupe bien de préciser la nuance des deux verbes meruit et promeruil ; mais, sur la notion même de mérite, il ne semble pas avoir la moindre curiosité. C’est d’une autre source que devait plus tard sortir le progrès.

b) Moyen Age. — En se livrant à l’analyse du mérite, la dialectique médiévale n’allait pas tarder, en effet, à y découvrir d’importantes nuances. Car, s’il est essentiellement un titre devant Dieu, il s’en faut qu’on puisse toujours lui reconnaître la même rigueur. La réflexion théologique devait faire surgir des distinctions dans un concept général qu’on s’était contenté jusque-là d’envisager en gros.

On trouve un premier exemple de cette direction sous la plume d’un disciple d’Abélard, Roland Bandinelli, le futur Alexandre III. A propos du Christ, l’auteur fait incidemment cette remarque : Dicimus itaque quod Christus meruit et ipse solus vero nominh merendi meruit. A. Gietl, Die Sentenzen Rolands, Fribourg-en-B., 1891, p. 181. Ce qui compte le plus ici, ce n’est pas tant la différence établie entre le Christ et le concept même de mérite qui lui sert de base. Par le fait qu’il distingue le mérite proprement dit, vero nomine merendi meruit, l’auteur suppose nécessairement l’existence d’un autre, auquel con-