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MÉRITE CHEZ LES SCOL ASTIQUES : RÉALITÉ DU MÉRITE

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2. Conditions générales du mérite.

Pour devenir une réalité, le mérite suppose deux conditions solidaires, savoir la liberté de l’homme et la grâce de Dieu.

Le rôle du libre arbitre est, en soi, si peu contestable, il était alors si peu contesté qu’on ne se donnait pas la peine de l’établir. Mais il n’est pas inutile de remarquer avec quelle force les docteurs les moins portés à réduire les droits divins affirment ce caractère de spontanéité, ce pouvoir créateur qui en fait tout à la fois la raison d’être et le prix. Un acte méritoire doit être in potestate ipsius [agentis] ila quod habeal dominium sui aclus, enseigne saint Thomas. Sum. theol., I a —II æ, q. xxr, a. 2. Et ce « domaine » est possible, môme sous la motion divine, quod homo sic movetur a Deo ut instrumentum quod lamen non excladitur quin moveat seipsum per liberum arbilrium. Ibid., a. 4, ad 2um. Ainsi le mérite représente quelque chose qui vient ex bonis noslris, q. exiv, a. 1, ad 2um, plus encore quelque chose de nous-mêmes : In quantum seilieet homo habet prse cœteris creaturis ut per se agat voluntarie agens. Ibid., art. 4. Cf. Scot, Opus Oxon., t. IV, dist. XXII, q. unie, n. 10, édit. de Lyon, 1639, t. ix, p. 461, qui, pour expliquer la reviviscence des mérites, donne cette raison : Mérita erant aliquo modo opéra hominis. Et ideo illa sanl sibi semper salua in acceptatione Dei.

Un des précurseurs immédiats de la scolastique, Alain de Lille, croyait pouvoir faire du libre arbitre une simple cause occasionnelle : Libertas enim occasio est meriti ; pênes enim liberum arbilrium est velle vel nolle, nec ipsum est efficiens causas sed ad hoc faciens, non suffîciens. Theol. reg., 90, P. L., t. ccx, col. 669. Voir de même Hugues de Strasbourg ( ?), Comp. theol. verit., v, 13, p. 163. Beaucoup plus justement saint Bonaventure le donne comme le principium, voire même principium primum operis laudabilis et meritorii. In III™ Sent., dist. XXIII, a. 1, q. ii, t. iii, p. 476 ; cf. ibid., dist. XXXIV, a. 1, q. i, p. 736.

Bien entendu, la grâce n’est pas moins absolument requise. Cette nécessité se fonde rationnellement sur la notion même du surnaturel, dont la scolastique a pris une nette conscience : Vila œterna est finis excedens proporlionem natures humante… ; et ideo homo per sua naturalia non potest producere opéra meriioria proportionala vilæ selernse, sed ad hoc exigitur altior virlus quai est virtus gratias. S. Thomas, Sum. theol., l’-II, q. cix, a. 5. Dès lors, même dans l’état d’innocence, l’homme n’était pas soustrait à cette loi essentielle de la créature : Nulla natura creata est suffîciens principium aclus meritorii vitas œternæ nisi superaddatur aliquod supernaturale do nu m quod gratia dicitur. A quoi s’ajoute, pour le cas de l’homme pécheur, la nécessité supplémentaire d’une grâce médicinale propter impedimentum peccati. Ibid., q. exiv a. 3.

Saint Bonaventure ne se prononce pas d’une manière moins catégorique : Tarn ex fuie quam ex auctoritalibus, écrit-il, oportel supponere quod impossible est aliquod merilum esse sine gratia. In II" m Sent., dist. XXVI, a. unie, q. ri, t. ii, p. 634. Voir, pour le développement de sa pensée, ibid., dist. XXIX, a. 1, q. ii, p. 697-690, où il distingue les mêmes sources de nécessité que saint Thomas.

Il faut entendre, au demeurant, que ces deux agents ne se séparent pas. Une très heureuse formule du Docteur séraphique, ibid., dist. XXVII, a. 1, q. i, p ; 654 en marque bien l’intime solidarité : Gratia est ad hoc quod faciat hominem Deo acceptum… ; est eliam ad hoc ut opus a libero arbitrio egrediens sit meritorium apud Deum. Cf. Hugues de Strasbourg Cl), Comp. theol. verit., v, 13, p. 162 : Opéra meriioria lotaliter sunt a gratia et totaliter sunt a libère arbitrio, licet

principaliler a gratia, quia gratia… dirigit liberum arbitrium in exercitio virtutum. Voir de même Qwest, in Epistolas Pauli : In Rom., q. au, P. L., t. clxxv, col. 460.

En un mot, c’est l’axiome fondamental du concours de Dieu et de l’homme qui se retrouve ici comme en un cas particulier.

3. Question d’application : Nature de l’œuvre méritoire. — Sur ces principes, qui dessinent ce qu’on pourrait appeler la métaphysique du mérite, se greffe une psychologie qui précise en quoi consiste la part réservée à notre effort.

Contrairement à un préjugé dont les protestants n’arrivent pas à se défaire, le mérite n’est pas essentiellement lié à la notion d’œuvre surérogatoire. L’indécision qui pouvait subsister encore à cet égard dans saint Anselme, voir col. 666, est désormais clairement dissipée. En effet, il est entendu que le mérite tient seulement au bon usage de notre liberté et, par conséquent, qu’il est susceptible de s’appliquer à toutes nos actions. Totum quod homo est et quod potest et habet, explique saint Thomas, ordinandum est ad Deum, et ideo omnis aclus hominis bonus vel malus habet rationem meriti vel demerili apud Deum quantum est ex ipsa ratione actus. Sum. theol., T^-IV, q. xxi, a. 4, ad 3um. Il suffît qu’elles soient faites sous l’influence de la charité qui les rend agréables à Dieu. Ibid., q. exiv, a. 4.

De ce chef, peu importe que l’acte soit dû par ailleurs, pourvu que s’y ajoute la part de notre volonté personnelle : Homo in quantum propria voluntate facit illud quod débet meretur. Ibid.. a. 1, ad lum. Le caractère plus ou moins pénible de l’œuvre est également secondaire. Ibid., a. 4, ad 2um. Mais il n’en est pas moins vrai, contrairement à la doctrine d’Abélard, voir col. 670, que l’acte extérieur ajoute normalement quelque chose au mérite, parce qu’il est le terme de la volonté intérieure. Ibid., q. xx, a. 4.

Le Compendium thtologicæ verilalis, v, 13, p. 162, demande pareillement que les actes méritoires soient faits, non seulement in charitate, mais ex charitale. Ce même auteur souligne en termes assez pittoresques, ibia., 12, la nécessité de la bonne intention : Non bonum facere sed bene facere laudabile est ; non enim verbis sej adverbiis meremur. Unde versus :

In vitae meritis prsesunt adverbia verbis.

On trouve dans saint Bonaventure la même psychologie de la charité. Celle-ci est suffisante pour fonder le mérite qui, dès lors, peut se vérifier dans une action quelconque : Dicitur merilorium omne opus quodeumque sit, dum tamen ex radice carilatis procédât. Même la simple abstention peut avoir son mérite, quia respuil et contraria affectione afficitur contra malum, et l’auteur invoque ce principe pour interpréter un passage obscur où le Maître des Sentences, voir col. 676, semblait dire le contraire. In IIum Sent., dist. XXIV, dub. i et ii, t. ii, col. 572. Cf. ibid., dist. XXVII, a. 2, q. iii, p. 668, et In III™ Sent., dist. XXVII, a. 2, q. i, t. iii, p. 602-601. Le Docteur séraphique attache néanmoins plus d’importance que saint Thomas à la difficulté de l’acte : Ubi major difficullas ibi major est ratio virtutis et meriti. In IIIum Sent., dist. XXX, a. unie, q. vi, t. iii, p. 668. Cette considération entre chez lui en ligne de compte pour démontrer que la grâce est aujourd’hui pour nous une source plus efficace de mérite qu’elle ne l’eût été dans l’état d’innocence. In II am Sent., dist. XXIX, a. 3, q. ii, t. ii, p. 707. Voir à ce propos un. groupement considérable de textes empruntés aux scolastiques postérieurs dans Altenstaig, Lexicon theol., art. Actus meritorius, Anvers, 1576, fol. 5.

Au total, la réalité du mérite n’a rien que de normal