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MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : RÉALITÉ DU MÉRITE

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à l’augustinisme traditionnel, celle-ci par une plus grande faveur à l’aristotélisme naissant. Sur la question du mérite, elles diffèrent par la manière d’en comprendre les conditions. Et il se rencontre que l’école franciscaine ne demande, pour le fonder, que l’influence générale de Dieu et, par suite, reconnaît formellement à nos actions naturelles le caractère d’une véritable préparation à la grâce. D’un mot, elle accorde aux œuvres humaines leur maximum de valeur et, de ce chef, elle est taxée de « néo-semipélagianisme » par les historiens protestants. F. Loofs, Dogmengescliichtc, p. 547. En regard, l’école dominicaine réclame plus nettement l’action d’une grâce spéciale à la base du mérite et, par voie de conséquence, entend d’une manière moins généreuse pour la nature l’adage : Facienti quod in se est Deus non denegat gratiam. Sans trop vouloir les opposer, voir Justification, t. viii, col. 2118-2120, il faut bien constater, entre ces deux écoles, de sérieuses nuances sur l’origine et le rôle du mérite de congruo.

Les deux s’accordaient tout au moins à faire du mérite un titre réel devant Dieu. Ce réalisme trouva un adversaire en la personne de Scot, dont les principes furent ensuite systématisés par l’école nominaliste qui devait si largement régner sur tout le xiv e et le xve siècle. Elle conserve la confiance que les premiers franciscains témoignaient aux forces de, la nature et en même temps elle réduit la valeur de nos œuvres surnaturelles, qui reste subordonnée à l’acceptation bienveillante de Dieu. Tout l’équilibre de l’école thomiste se trouvait menacé à la fois.

b) Chez les mystiques. — A côté des spéculatifs, qui se livraient ainsi à l’analyse de plus en plus aiguë de la doctrine du mérite, il ne faut d’ailleurs pas oublier les mystiques, qui la vivaient et tendaient à la faire vivre autour d’eux.

Portés de préférence à envisager toutes choses en Dieu, ils devaient être tentés de réduire en conséquence, sinon de sacrifier entièrement, la valeur des œuvres humaines. Aussi les protestants ont-ils eu l’illusion de trouver en eux des ancêtres. Sans autoriser cette prétention, l’bistoire impose de reconnaître que la tradition pessimiste de saint Bernard, qui rejoint dans le passé le plus ancien celle de saint Augustin et de saint Paul, a eu de larges survivances à travers le Moyen Age. Bien qu’il soit assez difficile d’atteindre aujourd’hui cette littérature et plus encore d’en mesurer exactement la portée, il n’en faut pas moins lui faire une place pour mieux réaliser la manière dont la pensée médiévale, en dehors des œuvres d’école, a estimé l’homme et le prix de ses actions.

Sans donc s’imposer la tâche monotone autant qu’inutile d’analyser en détail la doctrine de chaque maître, ce qui entraînerait de perpétuelles répétitions sans le moindre profit, il suffira de parcourir les principaux problèmes sur lesquels l’École a mis sa marque et de noter, à l’occasion, les mouvements significatifs qui ont pu se produire à leur endroit.

Réalité du mérite.

On ne sera pas surpris que,

sur la question élémentaire mais d’autant plus capitale de la valeur des œuvres humaines devant Dieu, règne l’unanimité le plus absolue. Il ne pouvait pas exister de difficulté sérieuse sur ce point, que ne troublait encore aucune controverse ; mais il restait à rattacher le mérite aux données essentielles de la raison et de la foi, ainsi qu’à délimiter, si l’on peut ainsi dire, le champ pratique de son application. C’est à quoi le génie méthodique de l’École s’est tout d’abord employé.

1. Question de principe : Fondement du mérite. — Au moins depuis saint Anselme, la catégorie du mérite est une de celles qui servaient à exprimer l’œuvre du Christ. Du moment que Pierre Lombard l’avait

expressément retenue, col. 077, elle devait tout naturellement passer chez les théologiens postérieurs. Voir, par exemple, S. Bonaventure, In III" m Sent., dist. XVIII, a. 1-2, t. iii, p. 379-393 ; S. Thomas d’Aquin, Sum. theol., III l, q. xlviii, a. 1 ; Hugues de Strasbourg (’?), Compendium theol. verit., iv, 10, dans Albert le Grand, Opéra omnia, t. xxxiv, Paris, 1895, p. 140-141. Mais le mérite du Christ n’empêche pas celui du chrétien.

On a parfois prétendu que la pente de son augus tinisme devait entraîner saint Thomas, et sans nul doute avec lui tout son temps, à « ne plus laisser aucune place au mérite humain », H. Schultz, loc. cit., p. 273, cf. Loofs, Dogmengeschichte, p. 551, de sorte que, s’il l’admet dans la suite, comme tout le mondeen convient, ce serait par une sorte d’anomalie. En réalité, la théologie du Moyen Age avait une conception autrement souple et profonde des rapports entre l’homme et Dieu, qui lui permettait de maintenir aisément, dans l’économie du s : lut, sans les sacrifier l’une à l’autre, les droits respectifs de la Cause première et des causes secondes.

C’est ainsi que, pour saint Thomas, le mérite est tout d’abord une des conséquences naturelles de l’acte humain, et cela non pas seulement devant les hommes, mais aussi devant Dieu, qui se doit de sanctionner nos œuvres dans la mesure où elles se rapportent ou non à notre fin dernière et au bien de la collectivité. Sum. theol., I a -II iE, q. xxi, a. 3-4. Dans l’ordre de la grâce, une difficulté survient par le fait de la transcendance et de la gratuité qui caractérisent les récompenses surnaturelles. Entre l’homme et Dieu, il ne saurait y avoir ici, à proprement parler, simpliciter, de ratio justitiæ et, par conséquent, pas davantage de ratio meriti, parce qu’une distance infinie les sépare et que l’homme tient de Dieu tout ce qu’il a. Mais il y a place pour le mérite secundum quid, c’est-à-dire celui qui survient dans un ordre ainsi réglé par Dieu. Et ideo meritum hominis apud Deum esse non potest nisi secundum præsuppositionem divinse ordinalionis, ita scilicet ut homo consequatur a Deo per suam operationem quasi mercedem ad quod Deus ci uirtutem operandi deputavit. Ibid., q. exiv, a. 1. — De cette distinction A Harnack écrit, Dogmengeschichte, t. iii, p. 034, n. 2, qu’elle est un « manteau religieux que saint Thomas suspend autour de cette notion de mérite qui heurte la religion ». Pour qui n’est pas aveuglé par les préjugés de la Réforme, elle définit plutôt, avec une parfaite précision, la ligne suivant laquelle le sentiment moral rejoint ici le sentiment religieux.

Le mérite ainsi entendu devient, non seulement possible, mais réel. Car l’homme contribue par ses œuvres à réaliser cette gloire de Dieu qui est la fin de tout l’ordre créé : Deus ex bonis nostris non quæril utilitatem, sed gloriam… Et ideo meremur aliquid a Deo, non quasi ex nostris operibus aliquid ci accrescat, sed in quantum propler ejus gloriam operamur. Ibid., ad 2um.

D’ailleurs, ce fondement théologique du mérite n’est pas incompatible avec sa raison d’être anthropologique : Gloriosius est homini, enseigne saint Bonaventure, oblinere beatiludinem per mérita quant sine merilis… Et quoniam Dominus in conferendo pnemium non tantum attendit suie liberalitatis manifestationem, immo etiam glorise nostræ promotionem, hin<*. est quod maluil nobis dure œlernam bealitudincm per impie lionem mandatorum et meritum obedienlise quam nullo merilo præcedenle. In III wa Sent., dist. XXXVII, a. 1, q. i, t. iii, p. 814 ; cf. ibid., dist. XVIII, a. 2, q. i, p. 387 ; In //"’" Sent., dist. V, a. 2, q. i, p. 151.

Ces deux raisons connexes permettent de comprendre que le mérite appartienne à l’économie chrétienne de la révélation.